Prologue

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Je fourrai en hâte mes achats dans mon sac à dos, de quoi manger et boire pour un jour ou deux. Après un sourire poli à la caissière, je sortis sans hâte de la supérette située à la bordure de la ville. L'hiver approchant, le jour tombait déjà et les journées raccourcissaient. Je humai l'air un instant avant de me mettre en marche. Mes pas me dirigèrent loin du halo jaunâtre des lampadaires, vers un chemin au bord de la route. Il était temps de reprendre la fuite. L'éternelle fuite. Je pouvais les sentir après moi. Pas encore ici...mais tout près. Mon instinct me hurlait de fuir. Alors encore une fois, je l'écoutai. Je pensai avoir au moins une ou deux semaines d'avance, le temps pour eux de trouver les traces que je m'efforçais de cacher depuis deux mois. Je masquais mon odeur, je me faisais discret. Je travaillais au black. Je dormais dans des bâtiments désaffectés. Déjà trois ans que ce cache-cache infernal durait. Mais j'étais toujours en vie et je courais toujours. Le schéma était le même. Je restais environ deux mois dans une ville puis levais généralement le camp au moment où mes poils se hérissaient et que mes nerfs criaient, une semaine avant qu'ils ne m'eûssent trouvé. Après quoi, je me dirigeais vers un nouveau point de chute tandis qu'ils cherchaient de maigres traces de mon passage. Et ce jeu macabre continuait, encore et encore.

Oh, bien sûr que je n'en pouvais plus. Je surveillais mes arrières constamment, il m'était impossible de croire quiconque et je bougeais sans cesse. Je dormais peu et mal. J'avais souvent faim et froid. Mais avais-je réellement le choix ? C'était soit ça, soit la mort. Le choix était rapide. Alors je courais.


Après des heures de marche sur la route ou sur le bas-côté, une centaine de kilomètres en stop, je pris une chambre miteuse dans un motel miteux. C'était de l'argent dépensé, certes, mais j'étais plus en sécurité ici, mon odeur mêlée à celle de ce lieu de désolation, chargée de fumée de cigarette, d'herbes illicites, d'alcool et de sexe. Ici, j'étais anonyme. Comme depuis que je fuyais. Et cela me rassurait, un peu.


Quelques heures après un endormissement compliqué, je me levai. Je ne dormais jamais beaucoup d'une traite. Je pris une douche rapide à l'eau froide, frottai vigoureusement l'intégralité de mon corps avec le savon bon marché fourni par l'établissement. Il était parfait, une odeur neutre, qui se fondait dans le paysage. Exactement ce qu'il me fallait.

Avant de partir, je défis les draps et attrapai la serviette avec laquelle je m'étais séché. J'enfouis le tout dans mon sac puis sortis silencieusement de la chambre. Il était six heures. Déjà presque trop tard. La nuit était déjà payée alors je quittai discrètement le motel et me remis en marche.


Ce manège durait depuis trois jours déjà. Je marchais ou me faisais prendre en stop la majeure partie du jour et de la nuit puis me reposais quelques heures avant de repartir. J'étais fourbu. Mes pieds étaient douloureux, mes jambes tremblaient lorsque je m'assis sur le lit de l'endroit minable où j'allai dormir. Mentalement, je retraçai le chemin déjà parcouru. J'avais pris la route 29 un bon moment avant d'emprunter la 94 puis la 90, atterrissant dans le Montana, au Nord-Ouest de Missoula. Un peu plus de 1500 kilomètres avalés sans compter les quelques détours. Je jugeai ça suffisant et décidai de m'arrêter dans la première grande ville que j'allais croiser le lendemain. Fier de cette bonne résolution, je m'endormis comme une masse.


Silver Lake. Je jetai mon dévolu sur cette ville pour plusieurs raisons. La première étant sa taille. La ville était grande, la population importante. Parfait pour quelqu'un souhaitant garder l'anonymat, comme moi. La deuxième était les grandes forêts qui s'étendaient de part et d'autre de la ville, à l'est et l'ouest. Ces vastes étendues boisées faisaient ronronner de plaisir le loup qui dormait en moi. Peut-être allais-je pouvoir me dégourdir les pattes à la prochaine pleine lune. La dernière de ces raisons était le bien-être que m'inspirait cet endroit. Etait-ce dû au grand lac, paisible et d'un magnifique reflet argent ? A cette architecture variée, signature d'une ville ancienne, et qui lui donnait un certain charme ? Peut-être les montagnes qu'on apercevait au loin ? Je n'en avais strictement aucune idée. Mais toujours était-il que j'avais l'impression de rentrer chez moi. J'accueillis ce sentiment avec grand plaisir.


J'écumai maintenant la ville à la recherche d'un travail. Pas de constructions en cours nécessitant une paire de bras supplémentaire. Aucun restaurant où faire la plonge pour un billet ou deux. Je soupirai en rentrant dans un bar à l'allure moyennement avenante. Ni rutilant, ni trop crasseux pour être malfamé. On sentait que le ménage n'était pas fait tous les soirs. Pour autant, l'établissement avait un certain cachet qui le rendait sympathique.

Une fois m'être laissé tombé en soupirant sur un tabouret de bar, mon gros sac à côté de moi, la barmaid, une femme rondouillarde entre deux âges, me lança d'une voix rauque de fumeur :

— Qu'est-ce que je te sers mon mignon ?

— Gin. Tonic.

— Tout de suite chéri.

Je réprimai une grimace face à ses manières rustres et vulgaires. Quand elle me servit mon verre, je la questionnai :

— Dites, vous rechercheriez pas quelqu'un à faire bosser discrètement ?

La femme renifla de façon fort peu gracieuse avant de répliquer :

— Ça se pourrait bien. Reste ici mon coeur, j'en touche deux mots au patron.

Je sirotai donc tranquillement ma boisson, comme demandé. Elle revint une dizaine de minutes plus tard, la démarche pesante.

— C'est bon. De dix-sept heures à trois heures du matin, à la fermeture. De mardi à dimanche. Y a jamais personne le lundi de toute façon.

Je lui répondis avec un large sourire, même si mon numéro de charme ne la toucha vraisemblablement pas.

— Merci beaucoup !

D'un grognement, elle mit fin à la conversation pour s'occuper d'autres clients. Mon coeur s'était allégé, j'avais un travail. Bien sûr, je tus toute prétention salariale. L'expérience m'avait appris à accepter ce qu'on voulait bien me donner. Il ne me restait plus qu'à trouver un endroit où dormir.

Un autre gin tonic plus tard et le bonheur d'un estomac rempli d'une portion de frites grasses, je me rendis vers les hangars désaffectés aperçus plus tôt, lors d'un repérage.

Je grimpais au sommet d'un bâtiment de béton nu, louvoyant entre toxicos et sans-abris. Venteux, le dernier étage était vide, mais cela me convenait. Je me fis un lit de fortune avec les draps et l'oreiller subtilisés dans le dernier motel où j'avais séjourné. Je ne laissais jamais le linge dans lequel j'avais dormi derrière moi. Je l'emportais, ou m'en débarassais, par les flammes, dans un court d'eau, ou sous terre.

Ne jamais laisser d'odeur. Jamais. L'odorat des pisteurs était trop fin.

Recroquevillé en chien de fusil derrière mon sac qui faisait office de paravent, je m'assoupis. Pour une fois, la nuit fut paisible.

Silver LakeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant