Cela faisait déjà deux semaines que je travaillais Chez Joe. Joe était un homme entre deux âges, de forte stature, brusque mais gentil à sa façon.
L'horloge affichait 23 heures, un vendredi soir, et la salle semblait étrangement peu remplie. J'essuyais distraitement des verres, plongé dans mes pensées, quand la porte s'ouvrit sur une jeune femme. Elle était suffisamment ravissante pour attirer le regard de la majorité des hommes alors qu'elle s'asseyait au bar.
— Scotch. Sec, s'il vous plaît.
Son choix de boisson me surprit ; inhabituel pour une femme. Je la servis rapidement avec un sourire forcé, qu'elle me rendit de façon fugace.
Je servais d'autres clients en salle mais l'observais à la dérobée. Elle détonnait vraiment parmi les autres consommateurs. Elle avait de bonnes manières. Elle se tenait droite, buvait avec grâce et sans mouvements superflus. Lorsque je passai à côte d'elle pour apporter ses boissons à une table, mon échine se hérissa. « Loup », m'apprit mon odorat. Je me repris vite. Il y avait une meute en ville. Raison supplémentaire pour être aussi discret que possible. En tant que loup-garou, j'aurais dû signaler ma présence à l'Alpha local. Je ne l'avais pas fait pour des raisons évidentes de discrétion.
Je pris cinq minutes de pause pour me laver le visage, le cou, les bras. Effaçant ma fragrance au maximum, je priai pour que l'odeur ambiante couvrît la mienne. Pour l'instant elle n'avait pas tiqué, j'espérais que cela dure.
A mon retour en salle, elle me sourit, tristement, et leva légèrement son verre. Je lui rendis un sourire d'automate et me hâtai de la resservir.
A près de deux heures du matin, la belle inconnue en était à un bon nombre de verres. Rien d'étonnant, quand on avait une descente de loup ! Bientôt, elle fut mon unique cliente. Je nettoyais toutes les tables, passais un coup de balais. Elle, était concentrée sur un carnet où son crayon s'agitait et alternait entre dessins et écriture, de ce que je pouvais en voir. Après avoir fini, je m'appuyais d'un coude derrière le comptoir, en face d'elle, et l'observais. Mon regard dut lui peser car elle leva la tête, croisa mes yeux, regarda autour d'elle avant de se retourner vers moi d'un air surpris :
— Oh, je suis la dernière. Voulez-vous que je parte, que vous puissiez fermer ?
Ses manières et sa politesse, si douces au milieu de cet océan de brusquerie me firent sourire. C'est pourquoi je lui répondis :
— Non, je vous en prie, restez. Voulez-vous quelque chose à boire ? C'est moi qui paie.
— Auriez-vous du thé ?
Encore une fois elle me prit au dépourvu. J'aurais pu m'attendre au café, mais en deux semaines de boulot, personne ne m'avait demandé de thé.
— Euh..., bafouillé-je. Attendez, je jette un coup d'oeil.
Je farfouillai au milieu des bouteilles d'alcool, de sirop, et finis par trouver une boîte de sachets d'Earl Grey.
— Il ne me reste que de l'Earl Grey. Cela vous convient-il ?
— Parfait.
Après avoir fait bouillir l'eau, je laissai cette dernière redescendre légèrement et mis le thé à infuser. Une fois la boisson préparée, je servis ma cliente. Ce fût à mon tour de la surprendre. Sans doute pensait-elle qu'elle aurait à le faire elle-même. Cependant, elle se ressaisit vite.
— Merci.
Après quelques minutes, concentrée sur son carnet, elle porta délicatement la tasse à ses lèvres et goûta sa boisson. Nouvelle surprise.
— Voilà bien longtemps que je n'avais pas bu un Earl Grey si bien préparé !
Je lui retournai le sourire qui embellit ses traits. La préparation du thé était l'un des enseignements de mon père et même un bête Earl Grey, correctement préparé, changeait du tout au tout. J'étais content de ne pas avoir perdu la main.
— Merci, la remerciai-je simplement.
Je continuais de l'observer dessiner avant de l'interrompre.
— Vous dessinez bien.
Mon compliment me valut un sourire timide.
— Merci. Et encore, vous n'avez pas vu mon frère !
Son admiration pour son frère me fit sourire. Une heure passa, nous discutions de temps en temps. J'appris qu'elle faisait des études de médecine pour devenir chirurgienne. Elle aimait la musique, le dessin et la littérature. Pour ma part, j'éludais ses questions, en disais le moins possible. Elle dût le sentir. Au bout d'un moment, elle poussa un soupir gracieux, ferma son carnet et rassembla ses affaires.
— Je vais partir maintenant. Mais j'y songe, comment vous appelez-vous ?
— Corwyn. Je m'appelle Corwyn.
Je lui avais donné mon véritable nom sans réfléchir. Quel abruti. Elle souriait quand elle me répondit :
— Natasha. Enchantée, Corwyn.
— Moi de même, Natasha.
Sur ces mots, elle disparut dans la nuit. J'aurais peut-être dû m'assurer qu'elle trouvât un taxi pour la raccompagner, mais c'était une louve. Elle était forte. Aucune inquiétude à avoir.
Après un dernier tour pour m'assurer que tout était à sa place, tant dans la salle que derrière le bar, je me dirigeai vers les cuisines pour manger un reste de hachis parmentier, vite avalé. Georgette, qui officiait en tant que barmaid lors de notre première rencontre, était en réalité la cuisinière. J'avais fini par les apprécier, elle et ses manières rustres.
Elle se doutait que je ne mangeais que peu, car elle laissait toujours un plat à mon intention et de quoi manger le lendemain matin. Ces deux repas me suffisaient et me permettaient de me remplumer, tant sur le plan physique que financier.
Une fois le bar fermé et la clef laissée à l'endroit habituel, je rentrais « chez moi ». Si tant est qu'on puisse appeler ainsi le trou à rat que je louais à un habitué du bar. Il me trouvait à son goût mais bien que pas intéressé, j'en profitais néanmoins.
Le studio était situé dans un immeuble à l'allure délabrée. Mais au moins j'étais au chaud et avais un lieu où dormir pour un prix dérisoire.
En me couchant, je songeai qu'il faudrait faire une lessive le lendemain.

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Silver Lake
FantasiCorwyn Alucard fuit depuis maintenant trois longues années les vampires à ses trousses. En arrivant à Silver Lake, il ne pensait pas que les évènements prendraient cette tournure. Maintenant, il est presque prisonnier de cette ville et de sa meute d...