Histoires de malades

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Fräulein Anna O..., âgée de 21 ans à l'poque de sa maladie (1880), semble avoir une hérédité névrotique assez chargée. On trouve, en effet, dans sa nombreuse famille quelques cas de psychose, ses parents sont des nerveux bien portants. Elle-même s'est jusqu'alors fort bien portée, n'a jamais présenté de phénomènes névrotiques pendant tout son développement. Elle est remarquablement intelligente, étonnamment ingénieuse, et très intuitive. Etant donné ces belles facultés mentales, elle aurait pu et dû assimiler une riche nourriture intellectuelle qu'on ne lui donna pas au sortir de l'école. On remarquait en elle de grands dons poétiques, une grande imagination contrôlée par un sens critique aiguisé qui, d'ailleurs, la rendait totalement inaccessible à la suggestion; les arguments seuls pouvaient agir sur elle, jamais de simples affirmations. Elle est énergique, opiniâtre, persévérante. Sa volonté se mue parfois en entêtement et elle ne se laisse détourner de son but que par égard pour autrui.

Parmi les traits essentiels de son caractères, on notait une bonté compatissante. Elle prodiguait ses soins aux malades et aux pauvres gens, ce qui lui était à elle-même d'un grand secours dans sa maladie parce qu'elle pouvait, de cette façon, satisfaire un besoin profond. On observait encore chez elle une légères tendances aux sautes d'humeur. Elle pouvait passer d'une gaieté exubérante à une tristesse exagérée. L'élément sexuel était étonnement peu marqué. Je ne tardai pas à connaître tous les détails de son existence et cela à un degrés rarement atteint dans les relations humaines. La malade n'avait jamais eu de relations amoureuses et, parmi ses multiples hallucinations, jamais cet élément de la vie psychique ne se manifestait.

Cette jeune fille d'une activité mentale débordante menait, dans sa puritaine famille, une existence des plus monotones et elle aggravait encore cette monotonie d'un façon sans doute à la mesure de sa maladie. Elle se livrait systématiquement à des rêveries qu'elle appelait son "théâtre privé". Alors que tout le monde la croyais présente, elle vivait mentalement des contes de fées, mais lorsqu'on l'interpellait, elle répondais normalement, ce qui fait que nul ne soupçonnait ses absences. Parallèlement aux soins ménagers qu'elle accomplissait à la perfection, cette activité mentale se poursuivait presque sans arrêt. J'aurai plus tard à raconter comment ces rêveries, habituelles chez les gens normaux, prirent, sans transition, un caractère pathologique.

Le cours de la maladie se divise en plusieurs phases bien distinctes :

a) L'incubation latente : à partir de la mi-juillet 1880 jusqu'au 10 décembre environ. Nous ignorons la plus grande partie de ce qui d'ordinaire se produit dans cette phase, mais le caractère particulier de ce cas nous permet de le comprendre si parfaitement que nous en apprécions beaucoup l'intérêt au point de vue pathologique. J'exposerai plus tard cette partie de l'observation.

b) La maladie manifeste : une psychose singulière avec paraphasie, strabisme convergent, troubles graves de la vue, contracture parésique totale dans le membre supérieur droit et les deux membres inférieurs, parésie des muscles du cou. Réduction progressive de la contracture dans les membres droits. Une certaine amélioration se trouve interrompue par un grave traumatisme psychique en avril (décès du père); à cette amélioration succéda :

c) Une période de durable somnambulisme alternant, par la suite, avec des états plus normaux; persistance d'une série de symptômes jusqu'en décembre 1881.

d) Suppression progressive des troubles et des phénomènes jusqu'en juin 1882.

En juillet 1880, le père de la malade qu'elle aimait passionnément fut atteint d'un abcès péripleuritique qui ne put guérir et dont il devait mourir en avril 1881. Pendant les premiers mois de cette maladie, Anna consacra toute son énergie à son rôle d'infirmière et personne ne put s'étonner de la voir progressivement décliner beaucoup. Pas plus que les autres sans doute, la malade ne se rendait compte de ce qui se passait en elle-même, mais, peu à peu, son état de faiblesse, d'anémie, de dégout des aliments, devint si inquiétant qu'à son immense chagrin on l'obligea à abandonner son rôle d'infirmière. Des terribles quintes de toux fournirent d'abord le motif de cette interdiction et ce fut à cause d'elles que j'eus, pour la première fois, l'occasion d'examiner la jeune fille. Il s'agissait d'une toux nerveuse typique. Bientôt, Anna ressentit un besoin marqué de se reposer l'après-midi, repos auquel succédait, dans la soirée, un état de somnolence, puis une grande agitation.

Un strabisme convergent apparut début décembre. Un oculiste attribua (faussement) ce symptômes à une parésie du nerf abducens. A partir du 11 décembre, la patiente dû s'aliter pour ne se relever que le premier avril.

Des troubles graves, en apparence nouveaux, se succédèrent alors rapidement. Douleurs du côté gauche de l'occiput, strabisme convergent (diplopie) plus prononcé à chaque contrariété, peur d'un écroulement des murs (affection du muscle oblique), troubles de la vue difficilement analysables, parésie des muscles antérieurs du cou, de telle sorte que la patiente finissait par ne plus pouvoir remuer la tête qu'en la resserrant entre ses épaules soulevées et en faisant mouvoir son dos, contracture et anesthésie du bras droit, puis, au bout de quelque temps, de la jambe droite, ce membre étant raidi et recroquevillé vers le dedans. Plus tard, les mêmes troubles affectent la jambe et enfin le bras gauche, les doigts conservant pourtant une certaine mobilité. Les articulations des deux épaules ne sont pas non plus tout à fait rigides. La contracture affecte surtout les muscles du bras puis, plus tard, lorsque l'anesthésie peut être mieux étudiée, la région du coude qui s'avéra la plus sensible. Au début de la maladie, l'examen de l'anesthésie ne fut pas suffisamment poussé, à cause de la résistance qu'y opposait la malade apeurée.

C'est dans ces circonstances que j'entrepris le traitement de la malade et je pus tout aussitôt me rendre compte de la profonde altération de son psychisme.



Etude sur l'hystérie

Josef Breuer et Sigmund Freud

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