Chapitre 9 : Réunir les forces (1)

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Beauvey et Tarana s'étaient postés le long des remparts. Ils attendaient le retour de Grandfort. D'abord silencieux et perdus dans des pensées complexes, ils sortirent ensuite de leur torpeur et cherchèrent un sujet de conversation.

- Lieutenant... Commença la jeune targuia hésitante.

Il leva un sourcil interrogateur pour l'inviter à poursuivre.

- Lieutenant, pourquoi m'avez-vous aidé la semaine dernière ?

- Quand je t'ai retrouvée à demi-morte en plein Tanezrouft ?

- Nn... Non. Avant.

- Ah ! Ce soir-là.

- Ou... Oui.

- Rappelle-moi la scène. C'est encore tout embrouillé dans mon esprit. Je crois que l'angoisse a effacé mes souvenirs.

- Juste avant que vous preniez la fuite vers le Tanezrouft. C'était fête, vous vous souvenez ?

- Conte-moi tout en détail, belle Tarana. Ce qui s'est passé fut un songe.

- Un songe. On me connaissait là-bas. J'avais ma réputation. Jolie danseuse, mystérieuse, un peu sorcière. Et je crois qu'on s'était attaché à moi. Certains m'adoraient. J'en jouais.

- Tu t'amusais.

- J'avais mon appartement aux portes de la ville. Vous, vous n'y êtes jamais venu.

- Je t'observais de loin. Tu m'impressionnais. Je rêvais de pouvoir t'approcher. Une sorte de gêne m'y empêchait

- Et je vous admirais pour votre maintien et votre élégance légendaire. Vous et nul autre. Mais un jour, le lieutenant Montbert vint chez moi. Il me faisait frémir. Je le faisais trembler. Dans l'obscure chambre, une ambiance sombre et irréelle avait glissé son manteau sur nos épaules. Ses silences, ses mots si doucement murmurés, ses regards langoureux et fiévreux détruisirent toute résistance en mon cœur. Je crois... Qu'il vous ressemblait un peu. Et j'ai laissé mes passions s'exprimer. Je me suis oubliée.

- Qu'as-tu fait ?

- Au fil de nos discussions, nous en sommes venus à parler de nos origines. Oh ! Je voulais l'impressionner. Je lui ai raconté que mon grand-père, vieux sage du Hoggar, maintenant mort, connaissait l'emplacement de Zerzura. Et j'ai vu briller ses yeux d'une lueur maléfique, surprise et cupide. Il n'en fallait pas plus pour me refroidir instantanément. Je l'ai repoussé.

- C'était trois jours avant notre duel. Je me souviens qu'il est revenu furieux et fut d'humeur exécrable jusqu'à cette fameuse soirée.

- Je lui avais fait comprendre que je ne voulais plus le voir. Au fond de moi, je savais que j'avais commis une erreur. Et je l'ignorai trois jours durant. Ce soir où il y eut fête, il laissa ses passions trop longtemps bridées déborder, au-dessus même de toute ambition. Je dansais comme à mon habitude sur la piste. Il me prit à l'écart, je voulus me débattre. Il m'obligeait.

- Je revenais de mon bureau où j'avais commencé la soirée en étudiant des cartes. Je me souviens que j'avais passé toute la journée a interrogé rudement des touareg. Écœuré par les traitements que nous leur faisions subir, je pensais me divertir et chasser hors de mon esprit ces images de supplice. Mais c'est toi que je vis.

- Montbert m'avait plaquée contre un mur et laissait ses passions le submerger. Il tentait de me prendre et je me débattais. Il s'arrêtait quelquefois, les yeux brillants, et me sussurait à l'oreille : "Zerzura... Tu me diras où il est ? Douce, tu coopéreras ?".

- Je l'entendais.

- Et vous êtes intervenu.

- Cette scène me révolta au point que moi aussi je perdis mes moyens. Je dégainais mon sabre et lui sautais dessus en te repoussant loin de nous deux.

- Je tombais et me recroquevillais dans un coin où terrifiée j'assistai à toute la scène.

- Nous ne nous sommes pas adressé une parole et seul notre instint le plus animal parlait pour nous. Je ne le blessai pas. Il ne me blessa pas. Mais il glissa lui aussi à terre en larmes, abandonnant toute lutte. Comprenant que ma place n'était pas ici et surtout sur un coup-de-tête fatidique...

- Vous avez pris la fuite.

- Oui.

Le oui retomba dans un silence angoissant. L'homme bleu leva son regard vers le soleil au sommet de sa course et soupira. Les autres ne devraient pas tarder.

De la ville, on entendait de grandes clameurs, sûrement l'effet du désordre créé par leur plan. Et ce tumulte contrastait avec le calme effrayant de ce coin du désert, accolé aux remparts.

Un mehariste apparut tout à coup, longeant rapidement les murs. Tarana et Beauvey reconnurent Grandfort et vinrent à sa rencontre. Ils ne dirent rien : il y avait plus pressant. Tous trois prirent le galop et s'éloignèrent de Tamanssaret.

Ce n'est que parvenu à un puit sur la route de Idles qu'ils laissèrent leurs montures reprendre leur souffle. Grandfort glissa à terre et vint s'asseoir sur la margelle, le regard tourné vers l'horizon. Tarana et Beauvey suivirent à leur tour, curieux.

- Alors ?

- Ils sont sortis et l'armée ne leur a pas fait trop d'obstacle.

- En réalité, sourit Beauvey, je ne pense pas que nos officiers aient pensé les garder très longtemps. Ils devaient réfléchir à les libérer car les garder ou les tuer eût été un massacre ou une ignominie sans nom. Nous les avons devancé, ce qui fait que tout le mérite nous revient. Ils ont endossé le mauvais rôle.

- Nous avons réussi une belle action, rit Grandfort les yeux soudainement pétillants de gaieté. Et...

Il reprit un air songeur pour murmurer :

- Mais nous sommes menacés. Jette un coup d'œil à cette affiche que j'ai trouvé placardée sur tous les murs de la ville. Elle nous concerne.

Le jeune homme saisit curieusement le papier et fronça les sourcils. "Avis de recherche de la targuia Tarana et des lieutenants Beauvey et Grandfort, ces deux-derniers morts ou vifs. Ce message leur est adressé : le retour dans les rangs vous est toujours autorisé. Soumettez-vous lorsqu'il en est encore temps car ensuite vous serez traqués par toutes les compagnies meharistes du territoire algérien."

Beauvey cracha à terre pour marquer son mépris. Foutaises que tout cela ! Ce n'était que manipulations sournoises et il abhorait cela. La colère grimpa en flèche jusqu'à submerger toutes ses autres passions. Mais tout vola en éclat par quelques mots d'un Grandfort devenu blême :

- Beauvey ? Au loin... L'armée fonce droit sur nous.

Le jeune lieutenant prit un air particulièrement las. Comment en terminer ? Et il fallait agir de suite, une décision qui pouvait être lourde de conséquences. Se rendre immédiatement ? Car ce serait choisir une vie paisible et il n'était pas sûr que ces indigènes valent qu'il sacrifit sa vie. Fuir ? Et aller où ? Ou.. Jouer ?

- Tarana et Grandfort, nous allons encore devoir nous séparer. Mais vous ne resterez pas inactifs. Il est impératif que vous réunissiez toutes les tribus touaregues à Abalessa. Demain, vers midi, je vous retrouverai et nous organiserons une armée. Adieu !

L'homme bleu n'était pas doué pour les longues embrassades. Il fit voler son burnou et sauta à mehari. Sans plus de façon, il fila vers le nuage de l'armée. Ses deux compagnons restèrent quelques instants interloqués avant de s'en aller, une fois de plus.

Un galop, un sourire narquois et un regard crépitant d'ironie, souffle érratique au même rythme que les frottements des sabots contre le sol, un air altier et flottant au-dessus de toute réalité...

Et soudain, le mehariste exécuta une sorte de volte et fila vers le Tanezrouft. L'armée eut un mouvement de surprise mais elle connaîssait maintenant cette manœuvre. Montbert appela d'un signe le capitaine Albret et lui fit comprendre qu'ils devaient se séparer. Puis sans attendre, le jeune lieutenant prit l'homme bleu en filature, accompagné d'une dizaine de cavaliers légers et rapides.

L'Homme bleu ou Histoire d'une légendeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant