L'Homme bleu ou Histoire d'une légende

Chapitre 15 - Les gorges du Hoggar (2)

- Il va falloir faire une pause, lieutenant Montbert. Vous ne croyez pas ? Les mehara faiblissent et nos hommes tiennent à peine en selle. Voyez comme le jour se fait avancé.

- Devant, ils continuent. Je pense que notre but n'est pas loin.

- Devant, ce sont des touareg, endurcis, forts. Nous sommes de nature faible.

- Pas si faible que cela.

- Le désert nous dévore, répliqua Albret d'une voix blanche.

- Et l'homme bleu ?

- Lui c'est un dieu.

- Vous êtes trop impressionable, capitaine. Mais la caravane peut tenir, au prix de quelques sacrifices.

Les deux hommes se turent de nouveau. D'abord parce qu'ils étaient vexés, puis parce qu'ils s'étaient tout dit, mais aussi car la chaleur et cette rude ascension leur coupait le souffle.

Montbert regardait droit devant lui, sur le sol rocailleux de la sente. Mais lorsque la caravane entra à l'ombre d'un pan de montagne, pris par la curiosité il redressa la tête et observa le paysage. Un lieu assez unique aux multiples courbes et pics acérés, ocres et noirs. Un lieu sauvage et fantastique où un épais silence pesait sur les épaules des voyageurs. Un lieu troublant par sa quiétude et ses formes irréelles perçant le ciel. Au creux des montagnes du Hoggar.

Les yeux du lieutenant virevoltaient d'un détail à un autre. Mais ils finirent par accrocher un point mouvant le long d'une falaise. Surpris, Montbert plissa ses yeux pour tenter d'identifier cette forme.

- Un animal ?

Restait une hésitation...

- Albret, dans la pochette arrière sur la croupe du mehari il y a ma longue vue. Pouvez-vous me la récupérer ?

Albret obtempéra, non sans émettre un grognement.

La lunette pointée révéla une forme interressante. À tel point que...

- Continuez sans moi, je dois m'assurer de quelque chose.

La forme était bleue, de la stature d'un homme fort. La silhouette agile et rapide. Elle parut s'arrêter en-dessous d'un épais rocher mais reprit son ascension quelques secondes plus tard. Lorsqu'elle parvint au rocher et qu'elle s'y immobilisa, Montbert fut persuadé que l'homme bleu avait déjoué leur filature.

La silhouette se redressa tout à fait. Elle était bien visible, avec le burnou claquant au vent. Et assez spectaculaire. Elle paraissait regarder dans sa direction.

Les deux hommes s'épièrent quelques secondes, l'un comme l'autre se savaient repéré.

"Et que va-t-il faire ? S'inquiéta Montbert. Notre voyage est-il compromi ? Maintenant que nous sommes si proches ?"

La lunette de l'homme bleu se détacha du lieutenant pour se mouvoir vers le cœur de la vallée où coulait un filet d'eau. Puis la silhouette du rocher disparut tout à fait.

Et quelques secondes plus tard, environ cinq cent mètres plus loin que la position de Montbert, un éboulement assourdissant se fit entendre.

Le jeune lieutenant eut un sursaut glaçant et talonna vivement sa monture pour voir ce qu'il s'était passé. La caravane était affolée et les mehara s'agitaient en tous sens. Mais nul ne paraissait blessé.

- Ou l'homme bleu a manqué son coup... Ou il ne voulait pas nous tuer mais simplement dévier notre route par... La vallée, murmura le jeune homme.

En redressant son regard, il put de nouveau voir la fine silhouette bleue glisser le long de la falaise.

- Troublant personnage, se dit encore Montbert avant d'ordonner plus haut : si tout est OK, descendez par cette sente au creux de la vallée. Cela nous fera un détour mais notre route ne sera pas entravée.

- Et notre éclaireur, pesta Albret ?

- Sifflez-lui en morse qu'il doit impérativement descendre au creux de la vallée et nous y attendre. De toute manière, nous sommes repérés.

Et le capitaine sortit sa trompe, sourcils froncés.

Au creux des montagnes, la caravane de Tamanssaret se reposa. Le lendemain, il leur faudrait réescalader l'altitude qu'ils avaient perdu et se dépêcher de rattraper ceux qui étaient devant.

Pourquoi ne pas les avoir tués ? Quelle idée tordue avait donc pris...?

Un mystère s'épaississait, insoutenable impression d'avoir manqué quelque chose ! Et l'homme bleu ? Qui était-ce ? Il s'appelait Beauvey. Mais son prénom ? Son origine ? D'où venait-il ? Mais d'où venait-il, nom d'un chien ! Enfin... Les deux hommes avaient été dans la même promotion à Saint-Cyr. Ils avaient suivi le même parcours. Et Montbert avait toujours cru connaître parfaitement l'homme bleu. En réalité il n'avait jamais cherché à en savoir un peu plus. Et Beauvey, par ses réponses évasives, avait toujours sû parfaitement garder le mystère.

Le jeune lieutenant n'y tint plus et sortit de sa tente pour aller marcher au dehors. L'air frais lui fit du bien et permit d'aérer ses pensées. Fouillant subtilement sa mémoire, il s'éloignait en grimpant le long d'une pente relativement raide. Et une idée frappa son esprit.

Le jeune homme sentit ses membres devenirent cotons et il glissa à terre, s'assied sur une pierre et plongea son regard vers les pics escarpés perdus dans les étoiles.

Sa femme ! Évidemment, et s'il y avait un lien ? Sa femme...

On avait appelé Tamanssaret trois jours avant le fameux duel. Le gouverneur d'Alger au téléphone demandait expressement Beauvey. De cet entretien, l'ancien lieutenant était sorti tout bizarre. Le regard brillant et la bouche tordue. Mais les épaules voûtées. Au dîner, tout le mess savait que Beauvey venait de perdre sa femme, morte sans que nul à Tamanssaret ne sache pourquoi.

Pourquoi n'avait-on pas relié les deux événements entre eux ? Le désespoir évident de Beauvey, et les charmantes sorcelleries de Tarana. Bien plus encore, le sentiment d'une France malade face aux mystères sahariens.

- Tout était là et nous ne le savions pas ! Tout était là mais... Sa réaction semble disproportionnée. Alors tout n'est pas là. Un secret... Et si cet appel avait révélé un autre secret ? Et si Beauvey suivait un autre objectif que celui clamé haut au vent du Sahara ? Et moi qui me vantait d'un peu te connaître, Beauvey. Tu sembles inaccessibles et royal dans ton isolement. Je dirais même que tu es fou, car ce que tu entreprends est absolument insensé. Seul, tu ne pourras vaincre notre puissance française. Tu es fou.