Meltiti était troublé par cette fougue qui avait succédé à la tendre romance de ses souvenirs. Il sentait qu'elle ne lui disait pas tout, mais discret de nature, préférait lui laisser le temps pour retrouver ces bribes honnies.
- Alors parle-moi de ton grand-père.
- Meltiti, c'était un homme songeur. Il pouvait être très doux, et soudain colérique, mais ce n'était pas ce qui dominait chez lui. Chacun de ses gestes se faisait d'un air absent, détaché des choses, du monde. Je crois qu'il vivait un peu dans le regret de ses souvenirs, tu vois. Et je ne le voyais réellement sourir que lorsqu'à petit pas je m'approchais de sa table de travail et l'espionnait discretement.
- Quel travail ?
- Ses souvenirs.
- Il vivait dans la mélancolie du passé ?
- Ça ne le rendait pas heureux. Enfin je ne crois pas car je le voyais constamment tourmenté et angoissé. Il me disait souvent qu'il avait vécu des instants, des années si extraordinaires que jamais les jours qui devaient suivre ne pourraient surpasser les jours passés. Oh il ne voulait pas tourner la page.
- Tarana, Tarana ! Quelles aventures ?
- Il avait été le messager de toutes les têtes couronnées du Sahara. Lors de la conquête de l'Algérie par les français, il avait joué un rôle clé dans la résistance.
- Mais pourquoi vivre caché maintenant ?
- À mesure qu'il voyageait par tout le désert, il apprenait à mieux connaître tous ses secrets. Et ces secrets qu'il était seul à connaître ont gagné son âme. Il est devenu secret lui-même. Il connaissait la politique. Il connaissait le prix des mystères qu'il gardait en son âme. Alors il s'est caché.
- Zerzura.
- Zerzura, c'est sans doute le plus dangereux des secrets. Car cet oasis dans le Tanezrouft serait bondieusement redoutable dans les stratégies politiques. Mais à deux, dans cette caverne, il ne craignait rien. Il disait tout. Et je savais tous ses secrets. J'étais fière de tout connaître. Zerzura. Il est mort, mon grand-père. Je suis jeune, j'ai voulu vivre. Je suis rentrée dans la ville la plus proche...
- Tamanssaret.
- Meltiti, apporte-moi cette plante que tu vois là-bas !
La jeune fille désignait une maigre pousse en haut d'un rocher à une centaine de pas. Surpris, le targui obéit et escalada rapidement avant de redescendre. Tarana mit la plante dans sa bouche et la mordilla jusqu'à en faire une sorte de bouillie qu'elle appliqua ensuite sur sa blessure à la jambe. Pinçant ses lèvres et marmonnant doucement, elle agissait avec précaution et cette attention soudaine étonna Meltiti.
Mais quand elle eut fini, elle redressa la tête et soupira :
- On dit que je suis sorcière mais on n'y connait rien. Moi je sais les vertus des plantes et des incantations. Mon grand-père m'a tout expliqué. Mais j'utilise ces dons en bien.
- As-tu déjà proféré quelques malédictions ?
- Eh bien oui une fois : contre ses militaires qui m'avaient tout arraché. Mais je l'ai suivi d'une bénédiction car je n'aime pas faire le mal.
- Les autres redescendent.
- Aide-moi à me lever.
- Mais...
- Crois-tu que je sois une sorcière de pacotille ? Dans deux heures, la blessure aura disparu.
Ainsi quand ils la virent debout, les touareg eurent un mouvement de stupeur qui marqua leur joie. Mais Tarana ne les regardait pas. Ses yeux étaient fixés sur l'homme bleu.
Lorsqu'ils parvinrent en bas, il fut décidé que l'on passerait une nouvelle nuit au creux de la vallée avant de reprendre la route au lendemain. Une fois les tentes installées, l'homme bleu vint trouver Tarana. Il tenait un sac et les effets trouvés dans la grotte.
- Vous avez vu la grotte, murmura la jeune fille.
- J'ai vu la grotte.
- Vide ?
- Vide. Ton grand-père l'a vidée. Ton grand-père a coupé la route.
- Non... Non... Pas grand-père mais moi. Ces secrets étaient trop effrayants.
- Évidemment.
- Vous vous demandez pourquoi je vous aide alors ?
Il ne répondit rien.
- C'est parce que les touareg en ont besoin. Mon grand-père aurait été...
- Fier de voir que tu poursuis son œuvre, compléta l'homme bleu.
La targuia sursauta et darda deux prunelles flamboyantes sur son interlocuteur.
- J'avais raison, murmura-t-elle. Vous me connaissiez.
Elle hésita un peu avant de demander :
- Mais alors... Dites-moi ce que vous avez vu.
Il y avait un rocher à deux pas dont la forme évoquait celle d'une table. L'homme bleu s'en servit pour poser le sac et en sortir les parchemins et les bibelots.
- Il n'y avait rien, expliqua-t-il, excepté un coffre rempli d'objets comme ceux-ci et dessous ces parchemins. La cachette était maladroite car elle n'aurait jamais arrêté quelqu'un d'un peu motivé. Mais elle a eu le mérite de me retarder.
- J'ai tout jeté dans le ravin derrière la grotte à sa mort. Tout, sauf ses recherches que j'ai regroupées dans un coffre et dissimulées sous la dalle. Tout, excepté ses objets, en roche volcanique. Ces objets... Je ne pouvais pas les jeter.
- Pourquoi ?
- Parce que Tin Hinan. Et j'ai caché les papyrus sous la dalle, dissimulés comme ils l'étaient ils ne pouvaient être ravis que par une personne réellement déterminée.
- Moi.
Il fronça tout à coup les sourcils et en leva un, d'un geste interrogateur :
- Qu'est-ce que Tin Hinan ?
- Qui, vous voulez dire. Eh bien, homme bleu, je vous laisse chercher.
Elle sourit et ajouta :
- Montrez moi les cartes.
Il les étala sur le rocher. C'était en réalité plusieurs extraits qui se complétaient d'une même carte. Les puits du Sahara, les oasis, les routes, les villes, tout y était inscrit. Éberlué, l'homme bleu parcourut de son doigt le vieux papier jauni, en suivant les routes et contournant les villes. C'était magique. Même l'armée française ne disposait pas de cartes aussi détaillées du territoire.
- Zerzura, Zerzura, Zerzura...
Tarana le regardait avec amusement. Elle attrapa sa large main et la deplaça délicatement vers la gauche. Puis d'un geste ferme, elle posa le doigt de l'homme bleu sur un point. Les yeux du français brillèrent, comme d'un plaisir enfantin. Et il répéta :
- Zerzura.
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L'Homme bleu ou Histoire d'une légende
Historical FictionUne légende lointaine, une envoûtante sorcière, un mystérieux fugitif et le pur désert du Sahara, 1902. La liberté, la solitude et le calme sont là. Mais le nom de l'homme bleu ne brille pas encore dans le ciel étoilé. Alors sa quête de légende comm...