Chapitre 22 - Un commandant autoritaire (1)

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- L'oued Tifirt, qu'y a-t-il ?

Le prince lui jeta un regard surpris et soupira, sans répondre. Vermet éprouva une certaine gêne et se reconcentra sur l'horizon. Le grand Amenokal ne lui répondait rien, depuis voilà quatre heures qu'ils cheminaient. Alors le commandant sentait des sentiments comme la colère et la curiosité se disputer en son cœur.

- Je suis le commandant Vermet, au fort de Tamanssaret, qui contrôle la compagnie mehariste du lieu. J'ai eu des soucis récemment avec deux lieutenants qui se sont rebellés et ont pris le commandement des tribus Kel Ahaggar. Après batailles, siège et négociations, nous serons très bientôt en position de force. Deffinitivement.

À cet instant, l'Amenokal leva lentement un bras pour l'arrêter, et dit :

- L'oued Tifirt, disiez-vous ?

Vermet leva un sourcil interrogateur et acquiesça.

- Plutôt que de parler du vide, élevons nos pensées. Je vais vous conter la vie de Tin Hinan dont le tombeau se trouverait dans l'oued Tifirt - bien qu'on ne l'ait jamais retrouvé. Tin Hinan était une jeune femme irrésistiblement belle, grande, au visage sans défaut, au teint lumineux, aux yeux immenses et ardents, au nez fin, l'ensemble évoquant à la fois la beauté et l'autorité. Son nom signifie en tamachek "celle qui vient de loin". Elle venait de loin. Elle venait d'une tribu berbère dans le Tafilalet, au Maroc, avec sa servante Takamat. Cet exode eut lieu aux alentours du quatrième ou cinquième siècle de notre ère.

- Pourquoi ? L'interrompit Vermet.

L'Amenokal esquissa un geste impatient avant de reprendre de sa voix grave :

- Parce qu'en ce temps-là, l'empire romain qui gouvernait cette région tentait d'imposer la religion chretienne. Or on n'impose pas une religion, on y croit...

" La jeune princesse était courageuse et ne voulait pas subir les lois de ce peuple romain. Elle forma une longue caravane avec des vivres, du bétail et tous ceux qui voulaient l'accompagner. La caravane s'engagea dans le Sahara. La jeune princesse était fragile mais elle sut tenir. Le voyage était long, audacieux. Nul ne savait où était la destination finale. Tous se raccrochaient à la princesse.

"Mais une tempête survint. Tin Hinan la vit grandir dans l'horizon noir. Une tempête de sable qui balayait tout. La jeune femme ordonna que l'on se couche à terre. Cela ne suffit pas... Il fallait chercher un abri. Alors la jeune princesse éleva la voix pour intimer à chacun de la suivre. À travers le brouillard de sable, elle se fraya un chemin. On entendait ses voiles claquer violemment dans la tempête. Des gémissements jaillissaient des gorges de ceux qui la suivaient.

"Elle les sauva tous, l'héroïne des touareg. Ils se refugièrent dans une grotte où elle s'éloigna pour remercier ses dieux de les avoir sauvés. On raconte, on raconte qu'une apparition lui révéla son avenir.

"Quelques semaines plus tard, elle gagnait Abalessa où elle rencontra le peuple Kel Ahaggar dont elle prit la place de l'Amenokal tout juste décédé. Sa force et sa beauté lui ralliaient tous les cœurs. On l'admirait. On la chantait. On la louait.

- Qui est-elle ?

- La mère des Imghegen et des Imrad, la mère des tribus nobles. Takamat est la mère des tribus plébeiennes.

- Vous paraissez hésiter... Y-a-il autre chose ?

- Peut-être... Souffla l'Amenokal. Maintenant taisez vos pensées superficielles et élevez votre esprit dans la méditation du courage de Tin Hinan. Le silence n'est pas synonyme d'embarras. Il peut être méditation.

Tin Hinan... Elle paraissait être un symbole chez les touareg. Maintenant qu'il avait son nom et son histoire, Vermet se souvenait d'une ancêtre matriarchale qui revenait souvent dans les chansons, les poèmes et les contes. Elle tenait une place primordiale dans l'imaginaire des touareg mais cela suffisait-il pour qu'une telle dévotion animât ce prince ?

- Vous dites qu'elle est l'ancêtre des nobles touareg mais... Seriez-vous son descendant direct ? De la dynastie héritière ?

- Vous avez presque deviné. Ma femme l'était, or la dynastie s'éteindra bientôt...

- Vous n'avez pas de fille ?

- On m'a dit qu'elle était morte.

La voix de l'Amenokal se déchira soudainement dans les aigüs et il reprit son masque imperméable sous lequel fleurissaient assurément le mélancolie et l'angoisse. Les souvenirs et ses rêves de grandeur oubliés pesaient lourdement sur ses épaules. Oh comme il aspirait au calme maintenant que tout était fini et qu'il n'avait plus rien !

- Nous arrivons, dit Vermet.

- Je sais.

Le paysage se métamorphosait peu à peu. Les dunes de sables disparaissaient, remplacées par de la rocaille où poussaient quelques herbes. Les deux mehara s'enfoncèrent peu à peu au creux de la vallée et l'air parut soudainement plus doux. Sautant entre deux rochers, un torrent apparut rapidement qui traversait la palmeraie. Le torrent se mua en calme rivère et en lac.

Ici il y avait quelques habitations. Des touareg s'étaient installés dans ces contrées fertiles avec leur bétail. Ils saluèrent les deux nouveaux arrivants avec curiosité. Vermet était impatient de rentrer à Tamanssaret.

- C'est ici que s'achève notre voyage, murmura l'Amenokal.

- Où vous installerez-vous ? Questionna le commandant d'un ton dur.

- Je ne sais pas... Répondit son interlocuteur mélancolique. L'exil me laisse peu de choix.

- N'avez-vous donc aucune famille ?

- Non. En tout cas, plus depuis la mort de Tarana.

- Que dites-vous, sursauta Vermet ?

- Tarana était mon enfant, que nous avions cachée dans les montagnes du Hoggar. Après la mort de l'homme à qui nous l'avions confiée, elle a disparu. On m'a dit qu'elle était morte. Vous semblez étonné ?

- Mais je la connaissais ! Enfin, je la connais. Elle habitait Tamanssaret. Mais elle n'est pas morte, Amenokal. Elle n'est pas morte. Elle voyage avec l'homme bleu pour retrouver Zerzura !

- Depuis quand ne l'avez-vous pas vue ?

- Quelques semaines mais...

- Elle est morte, commandant.

Le ton n'admettait aucune réplique. Pourtant lorsqu'ils descendirent de mehari, Vermet surprit le regard douloureux de l'Amenokal. Et ses lèvres qui s'entrouvraient pour murmurer :

- Est-elle morte ?

Les forces de ce noble vieillard, déjà bien dévorées par la guerre, disparurent tout-à-fait sous la lueur d'une petite, toute petite, infime flamme d'espoir qui le détruisait.

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Ce qui est dit sur Tin Hinan est vrai.
Le tamachek est une langue touaregue.
Le tombeau de Tin Hinan a été dévouvert en 1925 (enfin la légende raconte qu'il s'agit de son tombeau).

L'Homme bleu ou Histoire d'une légendeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant