Un pas.
À la frontière du Tanezrouft, l'homme bleu avait tenu à descendre de son mehari. Toujours ce simple pas... Ce pas qui le menait plus loin, comme une étape choisie où l'on ne pouvait plus faire demi-tour. Les hommes le suivaient. Chaque pas de plus les éloignait du dernier puit. Chaque pas de plus les enfonçait dans ce reg hostile.
Le français avançait presque comme un automate. Tout n'était plus qu'une question de jour, Zerzura n'était plus qu'une question de jour. Mais Zerzura se méritait.
La ligne d'horizon ne bougeait pas. Cette plate mer de rocaille n'avait même pas de vague pour casser l'uniformité. La caravane avait cette désagréable impression qu'elle n'avançait pas. Mais la fatigue et la soif croissaient rapidement. Comme le tombeau des Danaïdes, les touareg s'épuisaient avec cette impression que leur fatigue était vaine. Le Tanezrouft brûlait les esprits.
Peu habitués à manquer d'eau, les touareg buvaient, certes avec économie, mais beaucoup trop tout de même pour les réserves dont ils disposaient. Et vint le moment où Adasir, responsable des vivres, dut avertir l'homme bleu que l'on allait commencer à manquer d'eau. Celui-ci s'arrêta et prit son temps pour regarder la carte. Il dit en même temps :
- Tout l'intérêt de cet oasis serait qu'il soit accessible dans la limite des réserves d'eau transportables. Nous ne sommes plus très loin...
- Comment tenir ?
- Les blocs de sel dans les sacs sont à cet effet. Ce condiment fixe l'eau dans le corps. À chaque gorgée prise, les touareg seront priés d'en prendre.
Ce fut à peu près à cette période que le paysage changea du tout au tout. De larges dunes se saisirent des grandes étendus, ce qui compliquait encore la marche. Les pierres roulaient sous les sabots des mehara jusqu'à glisser au fond des creux profonds de ces sillons. Et plus la caravane avançait, plus les dunes se succèdaient. Chaque fois plus hautes... Interminables.
Les touareg avaient compris le régime strict qu'ils étaient tenus de suivre pour l'eau. Et maintenant que l'habitude était prise, ils ne ressentaient presque plus la soif.
Il leur fallut deux semaines pour parvenir au cœur des dunes. Deux semaines, depuis le dernier puit. Et là, dans ce petit renfoncement... Zerzura.
***
Albret, Montbert et leurs compagnons avaient suivi de leur rythme régulier. Ils éprouvèrent la même soif que les touareg et employèrent les mêmes moyens. En soi, leur filature ne posa guère de soucis, si ce n'est que sur la plate plaine du Tanezrouft les touareg les avaient vite repérés.
En parvenant à la suite des natifs vers le creux ultime de ces dunes, Montbert ne put s'empêcher de s'exclamer :
- Alors cette géographie explique beaucoup de choses ! Déjà l'apparition de cet oasis dans cet environnement aussi sec est certainement la cause de ces dunes rocailleuses où l'eau peut facilement s'écouler ! Et ensuite, les touareg et même les français, plutôt que de perdre leur temps dans un désert où chaque seconde sans eau compte, contournaient ces épaisses dunes, passant à côté de... À côté de...
Zerzura.
Ô Zerzura ! Les légendes racontent et tant et tant sur tes beautés. On murmure et on chante que tes rivages sont ensorcelés. On loue et on craint. On craint la légende maudite.
Doucement, hésitant, les touareg tout juste parvenu à Zerzura commencèrent ce chant mystérieux. L'homme bleu s'assit sur une pierre pour les écouter, le regard tourné vers le haut de la dune où les français devaient arriver d'un moment à l'autre. Et le chant portait.
"Il faudra que l'étoile
Descende sur le sable
Et que l'air détestable
Se couvre d'un doux voile.Il faudra que l'azur
Pose un pied dans l'eau claire
Et que l'or mue en vert,
Estompant la brûlure.Il faudra que les rires
Sonnent comme des larmes.
Il faudra que les armes
Résonnent, pour écrire.Les chansons et les rêves,
Les légendes et les mythes,
La maison troglodyte,
Effacés par la trève."- Je suis à Zerzura, murmura l'homme bleu avant de se lever et de poursuivre plus fort : je vous ai guidés à Zerzura !
Il s'approcha de l'eau de l'oasis et vint toucher l'onde. Des regards émerveillés suivaient ses mouvements. Il esquissa un geste vers ses pieds baignés et dit :
- Zerzura ! C'est l'eau pour les voyageurs du Tanezrouft. C'est l'escale qui permettra le relais entre les différents coins du Sahara. C'est un progrès, une avancée.
- Mass ! Mass ! Comment ferons-nous pour contrôler Zerzura ?
L'homme bleu jeta un regard indescriptible à la dune par laquelle il était arrivé et sentit le soleil se coucher.
- Touareg, vous voulez Zerzura ?
- Oui !
- Vous voulez Zerzura ?
- Oui, Zerzura...
- Il faut que des tribus s'installent ici et que guerre se fasse jusqu'à ce que des touareg installent leurs tentes et prennent possession du territoire. C'est par l'Histoire que vous serez attachés à cet oasis. Si le temps ne passe pas, si les mentalités n'admettent pas votre droit ici... Zerzura ne vous appartiendra pas. Je vous ai guidés ici...
L'homme bleu leva les yeux au ciel et renversa sa tête en arrière. Debout, les yeux dans le ciel où quelques étoiles commençaient à naître, les bras écartés en croix, il rit.
- L'homme bleu, murmurait-on.
- Je vous ai guidés ici, répéta-t-il les yeux pétillants.
Les touareg levèrent à leur tour les yeux vers cette nuit qui tombait. Entre ces luminaires, il semblait bien que deux lettres s'étaient inscrites : HB. Et l'aurore embrasa le ciel. Et l'homme bleu souriait toujours. Il avait créé la légende et son nom s'était incrusté dans l'or saharien.
L'âpre terre sauvage, le soleil incandescent, les innombrables étoiles, les pâles tâches vertes des oasis flottant entre deux éléments et l'homme bleu.
Alors Montbert et Albret, montés sur leur mehara, apparurent en haut de cette dune. Leur arrivée n'échappa à personne. Les cœurs battants, on se tourna vers l'homme bleu qui s'avança doucement parmi les touareg. Adasir murmura tremblant :
- Et la France ?
Son chef tourna un regard calme et froid avant de détacher :
- Croyez-vous que les touareg avaient seulement une petite chance contre ma France ?
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L'Homme bleu ou Histoire d'une légende
Historical FictionUne légende lointaine, une envoûtante sorcière, un mystérieux fugitif et le pur désert du Sahara, 1902. La liberté, la solitude et le calme sont là. Mais le nom de l'homme bleu ne brille pas encore dans le ciel étoilé. Alors sa quête de légende comm...