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Le silence, tout au long de la route du retour, fut incroyablement pesant. Ce n'était pas Asha qui ne savait pas quoi dire, c'était Abel qui avait une humeur plus que maussade. Ou l'inverse. Ils rentrèrent enfin à l'abri, leurs esprits lourds de pensées.

Abel alla immédiatement se réfugier dans son laboratoire et Asha, dans la salle commune, se laissa tomber sur une chaise, le carnet à la main. Il n'y avait personne.

Envahi de doutes, et sans pouvoir les partager, il se laissa submerger par ce ressenti désagréable. Celui de ne pas savoir. Il fut tenté, rapidement, de lire le carnet dans son intégralité. Mais non seulement sa main resta bloquée sur la couverture, Thomas débarqua dans la salle, le sourire qu'il affichait s'éteignant extrêmement vite en voyant l'air effondré d'Asha.

- T'en tires une tête, déclara-t-il d'un ton plus déconcerté qu'il ne l'aurait voulu. Il s'est passé quoi là-bas ?

- Oh, rien d'exaltant au début. Bien sûr, j'étais euphorique à l'idée de découvrir un peu plus le monde extérieur. Mais arrivé à l'Institut, à l'Institut où je fus fabriqué, j'ai trouvé ça.

Asha agita le carnet devant le visage de Thomas. Ce dernier s'était assis en face de son interlocuteur, le dossier de la chaise devant lui.

- Et ?... Se contenta-t-il de répondre.

- Selon Abel, y'aurait tout là dedans. Tout, la vérité. C'est un journal, tenu par un fameux Dr.Kresser. Il serait à l'origine des A.S.H.A. Si je le lis, je saurais qui je suis. D'où je viens. Pourquoi je suis comme ça...

Sa main effleura de nouveau la couverture, les yeux rivés sur celle-ci, une incroyable envie se lisant dans son regard. Thomas se saisit de la main d'Asha pour l'éloigner du livre.

- Asha... Je peux comprendre que c'est tentant. Mais tu ne devrais pas le lire. Du moins pas maintenant. Je peux comprendre le fait que t'en aies envie, absolument. Mais j'ai peur qu'en apprenant tout ça, tu changes, et pas de la bonne façon. Ce que je veux dire, c'est que ton cas exceptionnel est presque une bénédiction. Tu es totalement libre de devenir n'importe qui, de devenir toi. Ça ne fait pas longtemps que tu vis réellement, mais tu vas apprendre de tes expériences, tu vas t'affirmer, te faire des amis... (Il sourit) des ennemis, comme n'importe quel autre être humain. Et à ce moment là, quand tu seras devenu toi, quand tu seras devenu un adulte, un humain, tu liras ce bouquin. Et tu te diras "Ok, c'est la version officielle, mais moi je sais d'où je viens, je viens d'un abri miteux, entouré de gens plus tarés les uns que les autres, et ce qui est dit là-dedans ça compte pour du beurre. Moi je suis Asha, pas A.S.H.A.". Tu saisis ?

L'intéressé fut plutôt ému par le discours. Il sentit ses yeux s'humidifier légèrement, et ne put s'empêcher de sourire.

- Bah, pleure pas va, c'est la vie. On grandit, on apprend...

- Merci, Thomas, c'était beau, tu sais. J'en ai peut être plus appris avec ce que t'as dis plutôt que si j'avais lu ça tout de suite.

- Derien Asha.

Après un petit silence, Asha voulut demander :

- Dis, Thomas, c'est quoi ton histoire à toi ? Celle qui fait que tu es comme ça aujourd'hui ?

- Haha, tu sautes sur l'occasion hein ? Tu sais, mon histoire est pas palpitante, mais je suppose qu'elle fait un bon exemple si on veut en apprendre plus sur la vie dans les Arbres.

«Bon, par où commencer... Quand je suis né ? Bonne idée. Faut savoir que, comme 99,99% de la population là haut, je suis né artificiellement. Les scientifiques choisissent le couple le plus "compatible", pour qu'ils s'entendent et puissent créer un enfant avec le moins de défauts possibles. Cette sélection est programmée dès la naissance. Par exemple, dès l'instant où je suis né, on m'avait déjà destiné à une fille qui était déjà plus grande ou qui n'était peut être pas déjà née. Mais pour en revenir à la création des bébés, ça ne se fait pas naturellement, hein. Les relations sexuelles sont très mal vues, à cause des maladies et de "l'impureté" de l'acte. Du coup on prend les gènes de chaque parent, on vérifie qu'aucun ne risque de transmettre de maladie génétique indésirable et on fait un bébé, non pas entouré d'amour mais de fioles, de scientifiques et de murs blancs.
Une fois la bestiole créée, on lui implante une puce. Tout le monde sur les Arbres l'a. C'est comme une plaque d'immatriculation, mais qui en prime peut déceler tes pensées, tes émotions, sauvegarder tes souvenirs et te géolocaliser. Sympa non ? On est tous sous contrôle.
Bref, j'ai grandi en bon petit citoyen, j'étais aimé de mes parents, qui eux aussi s'aimaient. Ils avaient été choisis pour ça de toute manière. Ce n'était peut être pas un amour réel, mais ils s'appréciaient. Je suis allé à l'école, où on nous enseignait ce que l'État voulait bien nous enseigner. J'avais des amis, tout aussi normaux que moi, j'étais heureux. Superficiellement, mais heureux. J'ai continué de grandir, mes parents vieillissaient. J'ai eu dix huit ans, on m'a assigné un travail en fonction de mes résultats et de mes principaux intérêts. J'suis devenu comptable. Maintenant, la vie c'était métro boulot dodo. Des fois, j'en avais marre. Je me demandais ce que je faisais là, pourquoi le monde nous regardait, pourquoi on ne pouvait pas écouter certaines musiques, lire certains livres, regarder certains films. Ceux que l'État nous autorisait à consulter étaient censurés, modifiés.
Quand j'avais ce genre d'idées jugées "révolutionnaires", la puce le détectait et envoyait des ondes qui faisaient atrocement mal. Puis t'oubliais et tu continuais ce que tu faisais, souvent. On en voyait, parfois, des gens dont le visage se tordait sous la douleur et se frottant la tête.
Mais maintenant tu dois te demander pourquoi j'ai atterri ici. C'est vrai, j'étais un citoyen modèle, avec quelques écarts de pensées, certes, mais je n'avais jamais commis aucune infraction. Justement, les infractions. Il arrivait que des gens deviennent trop "révolutionnaires", ils devenaient des criminels aux yeux de l'État. Poursuivis sans relâche par la police spéciale. Et là, je fus l'homme le plus malchanceux que la Terre ait porté en l'espace de quelques secondes. Je marchais dans la station de métro, revenant de mon travail, et y'a un individu, complètement banal qui courait. Il me voit, il se précipite vers moi, il pointe un genre de flingue sur ma tempe. J'ai cru que j'allais mourir. J'ai vu ma pauvre vie défiler devant mes yeux. Mais en fait, son arme là, c'était un truc ultra dingue. Il supprime les données d'une puce pour en implanter d'autres. Et c'est comme ça que je suis devenu cet homme. Ses données s'étaient retrouvées dans ma puce. Ça n'a pas altéré mes pensées ou mes souvenirs, mais ça a quand même indiqué ma position aux flics qui poursuivaient le type. J'ai été arrêté, on ne m'a pas écouté quand j'ai dit que j'étais innocent, et ça les as bien fait rire quand j'ai dis que ma puce avait été corrompue. Bref, j'ai été banni des Arbres à la place de l'autre mec, et j'ai survécu quelque jours sous terre. Abel m'a trouvé, m'a emmené ici. Je n'étais pas le premier, ni le dernier. Mais au fond j'étais plus heureux ici, avec les autres, qu'en haut avec ma routine misérable. Abel a retiré ma puce, il a fait ça bien. Et maintenant, j'ai vingt-cinq ans, ça fait trois ans que je suis ici, que j'attends, avec les autres, un quelconque miracle qui puisse nous sortir de cette situations misérable.
Voilà, c'est mon histoire, c'est Thomas. Juste un mec banal qui s'est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Même si je ne le regrette pas aujourd'hui. Et un jour, Asha, t'auras une histoire bien meilleure à raconter.»

AshaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant