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La scène paraissait un peu surréaliste.

Ils étaient tous les trois assis : Judy et Inès sur un lit à baldaquin rose vif, Asha était sur un canapé très confortable, tout aussi rose, décoré de coussins en forme de cœur. Cela faisait peut-être une heure ou deux qu'ils parlaient, racontant ce qu'il s'était passé dans leur vies respectives durant ces trois mois, en divaguant parfois sur des anecdotes tantôt amusantes, tantôt inquiétantes. La rencontre de Judy et Inès, par exemple, faisait partie de la première catégorie.

— Elle était complètement bourrée quand elle a débarqué dans le bordel, commença Inès d'un ton joueur. Bon, elle était persuadée d'être dans un énième bar en demandant qu'on lui serve tout de suite quelque chose. J'étais dispo à ce moment-là, donc je lui fais l'accueil habituel... Puis elle se rend compte de ce qui se passe et elle me sort : « ça tombe bien, je l'ai jamais fait et j'veux trop essayer ! ».

La concernée ne peut s'empêcher de sourire malgré son profond embarras.

— Par contre, juste après elle a vomi sur mon tapis, ajouta Inès en montrant le lieu du crime. Il est foutu maintenant. Ensuite elle m'a fait un câlin, je l'ai allongée sur le lit, prévenu Otto que j'avais fini ma journée et on est allées dormir.

Elle offrit un sourire tendre à sa petite amie qui lui rendit son sourire.

— Et du coup, finalement, vous l'avez... Ah mais non, je veux pas savoir ça ! se reprit spontanément Asha avec une grimace de dégoût.

Judy leva les yeux en l'air, puis la discussion reprit normalement. Jusqu'à l'anecdote plus inquiétante.

— J'y pense... commença Judy. Il vaudrait mieux que tu revoies pas Ab... Raphaël tout de suite.

Asha mit une ou deux secondes pour se souvenir que Raphaël était le faux nom qu'Abel avait décidé d'utiliser, puis il réagit immédiatement.

— Pourquoi ça ? J'ai besoin de le voir...

— Lui aussi, probablement, le problème c'est que... Enfin, tu ne l'as jamais connu comme ça, car il avait arrêté à ton arrivée, mais Raphaël avait de très mauvaises habitudes...

— Ne tourne pas autour du pot, il peut l'entendre, c'est pas un gamin, la poussa Inès.

Judy soupira.

— Il a recommencé à se droguer.

Asha pinça les lèvres, digérant la nouvelle. Il ne dit rien, préférant écouter Judy.

— L'autre jour je rentrais à l'hôtel, et je ne l'ai pas reconnu. Il a un regard fou, une apparence plus négligée que jamais. Joachim, il a vraiment pas supporté de ne plus avoir de tes nouvelles. Au début il s'inquiétait, puis ça a évolué en vraie paranoïa... Les avis de recherches et tout, ça n'a pas aidé.

Elle passa une main sur sa nuque, nerveusement. Son regard fixait le sol et sa cuisse tremblait.

— Il est toujours en train de marmonner, je sais vraiment pas ce qu'il essaye de chercher, ou de faire, mais apparemment il ressent le besoin de se droguer pour ça. Je sais pas trop si c'est ce qui le rend aussi instable ou si, au contraire, il le serait encore plus s'il ne prenait rien. Dans tous les cas, il se renferme sur lui-même, j'arrive pas à le raisonner.

— Alors pourquoi je ne devrais pas le voir ? Demanda Asha sans pouvoir cacher son inquiétude.

— C'est pas que tu peux pas le voir, je pense qu'il faut juste préparer ton retour. Je pense pas que ce soit bon pour son état si tu débarques d'un coup comme tu l'as fait avec nous. Je lui en parlerai, je m'assurerai qu'il est calme lorsque tu pourras le voir, et je ne te laisserai pas seul avec lui. Vraiment, il fait des crises et parfois, il devient violent... Pas physiquement, mais verbalement.

Cela se lisait sur son visage qu'Abel l'avait déjà blessée. Asha s'en sentit désolé.

— On fera comme ça, alors, accepta-t-il. J'espère que ça s'arrangera...

— Je sais que ça ira mieux. Tu lui manques énormément, il a besoin de te voir. Vous avez un lien assez puissant, tu sais...

Asha eut un demi sourire.

— On est frères, après tout.

Puis une lueur triste passa dans le regard de l'androïde.

— Je suis vraiment désolé de vous avoir laissés aussi longtemps... Commença-t-il, les yeux déjà brillants.

— Ne le sois pas, il le fallait. Pour ta propre sécurité, répondit Judy, compatissante.

— Je trouve ça vraiment égoïste de vous avoir fait passer après ma sécurité, dit-il d'un ton amer.

— Faut pas commencer à se morfondre sur ce qui s'est déjà produit ! Intervint Inès en tapant des mains. Si on veut que les choses bougent, bah faut se bouger !

L'enthousiasme soudain d'Inès fit rire les deux autres.

— Mais sinon, de ton côté, du mouvement ? Qu'est-ce qui t'as poussé à revenir ?

Asha soupira et son regard se fit fuyant.

— C'est pas une mauvaise chose de vivre avec Ciel, commença-t-il, mais j'ai vraiment pas bougé de chez lui et la routine s'est installée, la déprime avec... Puis j'ai commencé à culpabiliser et je me suis rendu compte que vous me manquiez. Ça s'est un peu fait sur un coup de tête, mais je suis content d'être ici, de vous avoir retrouvées.

Les deux jeunes femmes lui sourirent en réponse.

— Bon, du coup, il faut organiser cette rencontre avec le frangin, résuma Inès en se relavant.

Elle fut suivie par Judy, qui l'embrassa spontanément. L'acte fit revenir quelques souvenirs dans les pensées d'Asha. Il se remémora la fois où il avait vu Kalypso et Gaëtran s'embrasser, et qu'il avait naïvement demandé pourquoi ils l'avaient fait.

Une sensation bizarre et désagréable le traversa tandis qu'il pensait à tous ceux qui vivaient encore en bas.

Inès le sortit de sa torpeur s'adressant à lui.

— Joachim ? Si tu veux te montrer un peu plus présentable pour Raphaël, il y a probablement de quoi te raser dans les toilettes. Cody laisse toujours traîner son rasoir... Et puis, j'ai toujours des vêtements pour toi si besoin.

Asha hocha simplement la tête et Inès lui montra la direction.

Les toilettes, un endroit gris, triste et morne, étaient tout ce dont Asha n'avait pas besoin. Il fut envahi par cet étrange sentiment de regrets, de tristesse, de remords.

Seul face à l'autre lui, dans le miroir, il se munit du rasoir sans trop savoir comment s'en servir. Il se débarrassa de la broussaille qui lui servait de barbe, pour y laissait ce qui ressemblait plus ou moins à une pousse de trois jours. Il ne voulait pas la faire complètement disparaître. Cette barbe, ainsi que ces cernes marquées, ce sourire terne, ces cheveux abîmés, roux et châtains en même temps, c'était un peu une nouvelle forme de lui-même. Le « Asha » de Sankyo, celui qui avait parcouru un long chemin pour devenir qui il était là, maintenant, devant le miroir. Il n'avait pas seulement changé physiquement, il en était désormais plus conscient.

Était-ce une bonne chose ?

Il réajusta la chemise noire que Ciel lui avait donnée et haussa les épaules en quittant la pièce. 

AshaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant