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C'est le regard vide et l'air maussade que les quatre jeunes gens attendirent d'arriver au rez-de-chaussé. Personne ne disait rien. Asha baissait la tête, n'osant plus regarder personne dans les yeux. Il se sentait honteux. Il avait l'impression d'avoir usurpé une autre identité. Comment était-ce possible ? Qu'il n'avait pas de conscience ? Il sentit ses yeux s'humidifier mais cacha ses larmes. 

Abel, lui, avait le visage sombre. Fixant le sol en quittant le bâtiment, sans un au revoir pour le secrétaire, il était frustré, déçu, désemparé. 

La situation ne semblait pas meilleure pour Aimé. Il était en pleine lutte avec lui-même pour essayer de dégager une vérité. Une idée naissait en lui : oublier Asha. Oublier son stupide amour pour lui. Car si Asha n'avait aucune conscience, s'il n'était qu'un robot qui se jouait de lui depuis le début, alors il ne pourrait jamais avoir de sentiments en retour. 

Il regarda Asha. Il y vit une telle tristesse qu'il put la ressentir aussi. Il devait se faire une raison. Il quitta les yeux émeraudes de l'androïde pour ne plus jamais les croiser , se promit-il. 

Judy était quant à elle complètement désorientée. Elle se sentait complètement isolée, comme si elle n'était pas à sa place. 

- Je suppose que nous devrions aller dans l'endroit qu'il nous a proposé, commença tristement Abel. Nous n'avons nulle part où aller, et il va faire nuit. Nous pourrons y réfléchir à ce que nous ferons ensuite...

Personne ne répondit, alors Abel prit cela pour un accord. Ils marchèrent de façon désordonnée, tous un peu éloignés les uns des autres. 

Les rues étaient désormais sombres, à peine éclairées par quelques lampadaires à la lumière blanche. Abel demanda son chemin aux quelques passants qu'ils croisaient. La plupart les ignorait après avoir vu leur visage désespéré. Mais quelques-uns les guidèrent et au bout d'une bonne heure de marche, ils furent devant le 37 rue Kresser. C'était une tour de taille raisonnable, et l'appartement semblé être situé tout en haut. Du moins c'est ce que le plan du bâtiment, affiché dans le hall, semblait vouloir dire. 

C'est dans un couloir sombre qu'ils s'avancèrent, trouvant au bout un ascenseur. Atteignant rapidement le douzième étage, les portes se rouvrirent sur un autre couloir à peine éclairé. Abel menait la marche et se retrouva rapidement devant une porte en métal. A côté, une borne possédant un écran au dessus. L'écran était légèrement incliné. 

- Je pense que c'est une sécurité à reconnaissance digitale... Ce n'est pas très sûr comme système... Surtout quand le propriétaire de l'appartement est mon frère jumeau... Nous n'avons pas tout à fait les mêmes empreintes, mais au vu du système un peu vieillot, je ne pense pas qu'il fera la différence. 

Le scientifique eut raison, car en passant sa main sur l'écran, la porte s'ouvrit latéralement. L'appartement était grand et luxueux. Ils y étaient tous les quatre mal à l'aise. Étrangement, ils ne se sentaient pas en sécurité Ils se doutaient déjà qu'ils étaient observés, puisque Caïn avait précisé qu'il saurait s'ils pénétraient l'endroit. 

Tous les quatre s'avancèrent dans le spacieux salon. Tout était très moderne, agencé avec un certain goût. Mais cela leur semblait si loin, qu'ils ne sentaient pas à leur place, préférant largement être dans l'abri.

Au fond du salon majoritairement blanc, il y avait une grande baie vitrée donnant sur une terrasse avec piscine.  Sur la gauche était agencée une cuisine largement fonctionnelle, devant laquelle se situait une table entourée de quatre chaises en verre. Un écran géant, incrusté dans le mur de gauche, sembla intriguer Judy qui s'en approcha. Un petit couloir entre la cuisine et la table paraissait mener à la salle de bain. De part et d'autres de la pièce centrales étaient disposées quatre portes d'un bois lisse, menant très certainement aux différentes chambres. 

Abel se dirigea vers la cuisine et ouvrit le réfrigérateur. 

- Tiens, il y a de la nourriture fraîche là-dedans... Déclara le scientifique. On dirait que notre visite était anticipée. 

Personne n'y répondit. Asha s'était assis sur une chaise devant la table, la tête maintenue par ses bras posés sur la surface. Il se sentait vide. Il ne ressentait plus rien si ce n'est une infinie tristesse. Il était abattu et personne ne semblait s'en soucier, ce qui lui faisait d'autant plus mal. L'éloignement d'Aimé n'arrangeait rien.  A plusieurs reprises il avait tenté d'établir un contact visuel, sans succès. Il fut sorti de sa torpeur lorsqu'Abel l'interpella. 

- Dis, Asha... Tu dois savoir faire à manger, non ? Ça ne te dérangerait pas de...

Asha se leva, esquissa son plus faux sourire et hocha la tête. Il se dirigea vers le réfrigérateur et en sortir ce qui pouvait constituer un repas décent. Quatre steaks. Dans les armoires, il trouva une boîte de riz et une conserve de petits pois. Cela parut le satisfaire et il se mit au travail machinalement. Cela lui rappelait l'époque où il était au service de Georges. Cuisinant à longueur de journée les plats les plus compliqués afin de satisfaire l'appétit de son maître. 

Il eut un pincement au cœur en réalisant que ce n'était pas bien différent. Cette fois, il le faisait volontairement, pour ses amis, mais il n'avait pas le goût de le faire. Il n'avait plus le goût de rien. Ses gestes furent automatiques et loin d'être passionnés. 

Bientôt, le repas fut prêt et il servit quatre belles assiettes à table. Judy se précipita dessus après qu'elle ait senti l'odeur de viande. Abel se pressa aussi, ayant visiblement assez faim. Asha n'avait pas faim. Cela faisait deux jours qu'il n'avait pas mangé, et cela ne devait pas changer grand chose à sa maigreur déjà présente, mais il aurait souhaité pouvoir manger. Il savait qu'il en avait besoin, mais au fond, à quoi bon ? A quoi bon faire tout cela alors que tout ce qui lui avait donné le goût de vivre - c'est à dire ses émotions et sentiments qu'il pensait humains - n'existait plus ? 

Il avait encore cette violente impression d'avoir été trahi, trahi par lui-même et il ne cherchait même plus à comprendre pourquoi il avait tout de même ressenti toutes ces choses auparavant. Peut-être était-ce le résultat d'une conscience artificielle, ou d'autre chose qui faisait de lui un vrai robot. Il ne voulait pas en être un. Il voulait être humain, et il pensait l'être jusqu'à ce jour. 

Ses rêves brisés, son bonheur perdu, son sourire disparu, Asha se releva sous le regard étonné de Judy et Abel qui appréciaient leur repas. 

Il se dirigea vers la porte la plus proche, l'ouvrit, avança dans une chambre qu'il n'observa pas et tomba à plat ventre sur le lit. 

Et il pleura. 


AshaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant