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- Ça n'a pas l'air terrible, dans les Arbres, avait fini par dire Asha. Déjà, c'est nul d'être prédestiné à quelqu'un, d'avoir des enfants parfaits, sans anomalies. D'être surveillés. C'est nul. Moi même j'y étais mais j'ignorais tout du système... Il faut dire que je ne sortais jamais, je ne posais pas de questions... Comment tout ça a été mis en place ? Historiquement parlant ?

- J'en sais trop rien, on ne le nous enseigne pas, ça. Ce que je sais, c'est qu'il y a eu des explosions nucléaires. Des centrales qui sautaient, l'air qui devenait invivable. Les Hommes se sont rapidement réfugiés sous terre. Et y'a eu comme une guerre civile... C'est bien connu, l'Homme est incapable de vivre en harmonie avec ses semblables. Il suffit d'une idéologie différente d'une autre, d'une classe sociale considérée comme inférieure à l'autre, et ça part en vrille. Ainsi, certains ont décrété qu'ils méritaient une meilleure vie que sous terre. C'est là que les Arbres ont été imaginés. Un projet fou... Des plateformes, très hautes dans le ciel, tenant sur des immenses piliers... pour que la pollution de l'air ne les atteigne pas. La construction prit plusieurs décennies, si ce n'est plusieurs siècles pour la mise au point parfaite. Il y a encore eu bataille pour sélectionner ceux qui iraient y vivre. Finalement, c'est ceux qui ont survécu qui ont pu monter. Y'avait plus rien sous terre. Plus rien de vivant. Mais bon, l'histoire s'est répétée, et cette fois il fallait mettre au point l'humain parfait, celui qui mériterait sa place en haut. Les Autorisés. Les malades, les gens trop différents, bizarres, tout ceux là ont été renvoyés en bas. La procréation artificielle s'est mise en place, pour perpétuer la perfection, et voilà, on a la société actuelle. Les mauvais gars en bas, les meilleurs en haut. Mais ça a toujours été comme ça, hein ?

Asha opina, et Thomas fixait le sol, le regard perdu. C'est Asha qui se leva le premier, remerciant Thomas d'avoir partagé toutes ces histoires, une fois de plus. Il alla dans sa chambre, ouvrit un nouveau livre, et lut. Pour faire suffisamment passer le temps. Il s'asseyait sur le bord de son lit, du moins ce qu'il en restait, et l'inconfort disparaissait en même temps qu'il se plongeait dans les lettres, les mots assemblés qui formaient des phrases et racontaient une histoire.

Lorsqu'il finissait un livre, il soupirait de satisfaction, le refermait délicatement et en prenait un autre.

Et lorsqu'il eut terminé toute sa maigre bibliothèque — hormis le carnet bien entendu — il se dirigea avec impatience vers le laboratoire.

- Abel, commença-t-il de bonne humeur, t'as d'autres livres ?

L'intéressé tourna la tête vers lui. Il était assis, devant une table, un stylo à la main. Il ne faisait rien. Il avait l'air désorienté.

- Oh, bien sûr, Asha. Tu lis vraiment vite. Ce qui ne m'étonne pas. Tu as une préférence ?

- Non... Dis, Abel, il y avait des livres un peu bizarres. Il ne se passait absolument rien. Euh, celui-là tiens, 1984. Ça commence avec une société comme celle d'en haut apparemment, avec ce Big Brother qui surveille tout le monde. Et ça reste comme ça. Les personnages ne se rendent compte de rien et acceptent leur sort. C'est un peu ennuyant à lire.

Abel se mit à rire doucement.

- Oh... Pauvre George Orwell, ceux d'en haut ont massacré son histoire. En réalité, le héros de l'histoire se rend bien compte que quelque chose cloche. Et puis il y a de l'action, on devine que ce genre de dictature mise en place c'est pas le top. Mais les Autorisés ont trouvé cette société imaginaire plutôt cool, et l'ont prise pour modèle. Bien sûr, de ce fait le livre a été largement censuré, faisant en sorte que tout se passe formidablement bien. Tout est au mieux dans le meilleur des mondes. En parlant de ça, d'ailleurs, je sais ce que tu devrais lire. Candide de Voltaire. Tu vas pas me croire mais j'ai ici une version non censurée. Très rare. Et très chère. Certains "criminels" ont réussi à faire prospérer l'histoire originelle. Le vocabulaire est un peu particulier... Ça date un peu, aussi. Mais tu t'y feras, et tu me diras ce que t'en penses.

- Merci Abel. Il y en a beaucoup ?

- Quoi donc ?

- Des livres qui ont échappé à la censure.

- Quelques classiques. Ça vaut aussi pour quelques films, quelques musiques. Mais c'est dur à trouver, et pour le peu qu'on en ait un devant les yeux il faut encore réussir à l'obtenir. Les propriétaires ne s'en séparent pas aisément. J'ai du me séparer de précieuses pièces détachées pour avoir le p'tit Candide, alors savoure sa valeur.

- Compris. Au fait, tu es sûr que ça va ?

- Oh, absolument. Juste un coup de blues, ça passera demain. Allez, va-t-en lire cette merveille.

Asha n'ajouta rien et s'en alla silencieusement, tenant fermement sa nouvelle acquisition. De nouveau il rejoignit sa chambre et se plongea dans sa lecture, désireux de découvrir une nouvelle histoire, de nouveaux mots.

Bien qu'il lisait extrêmement vite, le temps avait largement filé et la fatigue l'assomma presque d'un coup. Il se rappela alors qu'Aimé lui avait piqué ses lattes et qu'il avait décidé de dormir dans sa chambre. Il y avait d'ailleurs laissé son matelas.

Il s'y dirigea donc, déjà heureux à l'idée que ça puisse embêter l'autre jeune homme. Il posa la main sur la poignée mais stoppa son geste en entendant une faible mélodie s'échapper.

Il entra doucement, poussé par la furieuse envie d'en écouter plus. Mais quand son regard croisa celui d'Aimé, la musique s'arrêta.

Asha referma la porte, et fixa à nouveau son regard sur Aimé, ou plutôt sur ce qu'il avait en main. C'était un drôle d'objet en bois, et extrêmement joli. Il y avait des cordes au milieu, et Aimé tenait de son autre main une longue tige de bois, sertie d'une autre corde plutôt épaisse et plate. Asha n'avait aucune idée de ce que cela pouvait être, mais le son qu'il produisait était absolument divin. Et alors qu'il était encore en totale admiration pour ce qu'il venait d'entendre, Aimé, d'une voix rauque qui contrastait en tout point avec le son de l'étrange objet, lui dit simplement, et avec toute la non-sympathie du monde :

- Dégage, le robot.

AshaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant