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Asha n'avait pas su comment réagir à la fin de sa lecture. Il était seul, et il hésitait vraiment entre se réjouir ou pleurer. Se réjouir car il était vraiment un humain dans un corps de robot, se réjouir car il avait une famille, se réjouir car il était le fruit de l'amour un peu trop obsessionnel d'un père. Il avait un père. Barthélémy Kresser. Qui avait pour fille Jasmine Kresser, Abel Kresser et un autre frère Kresser. Mais il voulait aussi pleurer car il n'avait pas été un succès. Il était le trente-septième essai. Car tous les autres avaient refusé leur existence. Il n'avait été réussi que grâce à un bourrage de crâne, presque une lobotomie.

Alors était-il vraiment humain ? Était-il vraiment lui même ? Était-il le Asha que Barthélémy aurait voulu pour fils ? Comme d'habitude, les questions qu'ils se posaient avaient un don pour l'effrayer. Il s'isolait dans ses questionnements et finissait par se terrifier lui même.

Il ferma le carnet. Il ne savait même pas s'il y avait une suite à cette fin de projet. Il en voulais à Barthélémy de s'être acharné. Asha pensa même qu'il n'avait pas le droit d'exister. Qu'il était une invention qui défiait les plus grandes valeurs morales de l'humanité.

Mais il était là. Il respirait l'air qui l'entourait et cela fit frémir ses narines. Il entendait les rires lointains de ses amis, et s'il tendait l'oreille, il pouvait presque entendre Abel griffonner dans son carnet. Il touchait du bout de ses doigt la couverture de cuir et en ressentait les moindres plis et irrégularité. Sa peau réagissait au froid de la pièce, les poils de ses avants bras se dressaient quand il frissonnait.

Il voyait autour de lui sa chambre aux murs gris que son étagère pleine à craquer de livres rendait un peu plus gaie. Et puis il ressentait toutes ces choses, la tristesse, la peur et la joie. Il ressentait de la peine pour Thomas, de l'amitié aussi : pour Thomas, Juvénile, Abel ou Judy. Et il y avait même ce sentiment indescriptible, celui qu'il ressentait auprès d'Aimé. Un mélange de remord, d'affection, d'empathie et d'apaisement.

En bref, Asha existait. Peu importe comment il a pu être conçu, il en était là, plus vivant que jamais, plus vivant que n'importe qui d'autre.

Il reposa le carnet en équilibre sur les lattes restantes de son lit et s'empara de la petite figurine de renard. Il la fixa et en faisant cela, un flot d'émotions l'envahit.

Il se dit qu'il devait aller voir Abel et lui parler de tout ce qu'il venait d'apprendre. Il devait surtout lui demander s'il était le fils de son créateur.

Il se leva en resserrant sa poigne sur le petit renard de bois. D'un pas ferme et plus décidé que jamais, il poussa la porte de sa chambre et se dirigea droit dans le laboratoire d'Abel. Cette fois ci, pas de Judy pour lui foncer dedans. Il poussa la porte du labo plus vite qu'il ne l'aurait pensé. Il y vit un Abel qui écrivait dans un carnet, acte loin d'être surprenant.

Ce dernier avait l'air un peu stressé. Voire même tendu et préoccupé. Cela se voyait au fait qu'il mordillait son crayon. Il y avait aussi sa jambe droite qu'il bougeait de façon rapide et irrégulière dans de légers mouvements. Et puis il changeait souvent de posture sur sa chaise.

Asha se manifesta avec un très faible "Salut.". Abel sursauta et fit tomber son crayon. Le claquement de ce dernier contre le sol résonna et se répéta en fonction des rebondissement du cylindre de bois. Abel était toujours pétrifié sur sa chaise.

- Asha ! Que puis-je faire pour toi ?

Sa voix, d'habitude si assurée était tremblante. C'est comme s'il savait. Comme s'il savait qu'Asha avait lu le carnet.

- Abel... Le carnet du Docteur Kresser...

- Tu l'as lu. Ça se voit. Tu parais plus... Mature peut être. Changé. On sent que tu as eu de grosses révélations sur ton existence.

Asha ne sut pas quoi répondre. Et avant qu'il ne puisse dire quoique ce soit, Abel  dit avant lui :

- Pour répondre à ta question, je suis bel et bien le fils de Barthélémy. Et avant que tu me demandes autre chose, je vais te dire tout ce que je sais. Ça me fera du bien, de me confier de la sorte.

Il prit une inspiration conséquente, et se lança, en se levant et en prenant appui sur son bureau. Il regardait devant lui et son regard, tourné vers le mur, semblait triste.

« Je suis le fils de Barthélémy Kresser. C'est tout ce que je sais. Je sais aussi que j'ai une soeur et un frère. Je ne connais plus leurs noms. Je ne sais rien de toi, Asha, ni du projet que mon père a mené. Je ne sais pas pourquoi tu as été créé.
Vois-tu... Je n'ai aucun souvenir de mon enfance. Mais je sais que je n'étais pas aimé, ni de mon père ni de mon frère ou ma soeur. Parce que sinon ils ne m'auraient pas fait subir ça...
Je ne sais pas ce que j'ai fait pour mériter ce qu'ils m'ont fait. Peut être que ça a un lien avec le projet. Peut être que j'en savais trop ou... Enfin bref. Le premier réel souvenir que j'ai, c'est de me réveiller dans une chambre de ce que je pensais être un hôpital tant c'était blanc et froid. Mais non, j'étais dans un Institut, dans les Arbres. J'avais quinze ans, ce sont les autres scientifiques qui me l'ont dit. Ils m'ont aussi dit que je m'appelais Abel, que j'avais un père qui était un génie, un frère et une soeur.
J'ai du travailler dans cet Institut, je fabriquais les A.S.H.A sans même savoir ce à quoi ils servaient. Je ne savais pas pourquoi j'étais amnésique jusqu'à ce que je trouve une note du scientifique et médecin qui m'avait trouvé.
La note disait que j'étais Abel Kresser. Les tests d'ADN confirmaient que j'étais le fils de Barthélémy Kresser, et que je suis né naturellement. Après m'avoir examiné, il a aussi déduit qu'on m'avait effacé la mémoire volontairement, puisque l'instrument utilisé, répandu aujourd'hui dans la police des Arbres, laisse une marque bien visible (il souleva une bonne partie de ses cheveux pour montrer une cicatrice circulaire sur sa tempe). La note disait finalement que mon corps a été... Cryogénisé... Pendant quinze ans...
Je les fais pas, mes trente-quatre ans, hein ? C'est normal, physiquement et mentalement j'en suis restée à mes dix-neuf ans... 
À dix-sept ans j'ai été viré de mon travail et banni des Arbres parce que j'avais créé un A.S.H.A un peu trop conscient de lui-même. Il te ressemblait presque, en un peu plus limité. J'en étais fier...
Et en deux ans j'ai trouvé et aménagé cet abri, accueillant les êtres déchus et désespérés que nous sommes tous ici. Je m'en suis pas trop mal sorti, tu trouves pas ?
Asha... Si tu veux me raconter ce que tu as découvert, vas-y. Mais sache que peu importe ce que j'apprendrai, tu seras toujours le même à mes yeux. Tu es Asha, tu es unique, et je me plais à l'idée de te considérer un peu comme mon fils...»

AshaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant