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Asha s'occupait comme il le pouvait. Il n'avait plus aucun autre livre à lire et il avait déjà lu et relu L'Écume des Jours afin de s'améliorer en français. Et aussi parce qu'il adorait ce bouquin. Il avait demandé plusieurs fois à Abel s'il avait d'autres livres. Mais ce dernier n'avait plus que de grosses encyclopédies scientifiques. Alors certes, Asha aimait lire, mais peut être pas à ce point.

Alors souvent, son regard déviait vers le vieux carnet. Il avait une furieuse envie de l'ouvrir mais il n'osait même pas y toucher dans le même temps.

Il ne savait plus quoi faire. Toute expédition avait été annulée pour le mois à venir. Il pouvait aller discuter avec ceux qu'ils ne connaissaient pas encore bien... Mais il n'était pas d'humeur à ça. En réalité, cette histoire avec Thomas l'avait assez tourmenté.

Se rendre compte que quelqu'un l'aimait, lui, c'était presque inconcevable.

Il essayait chaque jour de se persuader qu'il ne serait jamais humain. Les derniers événements, et les amères paroles d'Aimé l'avaient refroidi à propos de ses rêves d'humanité. Il se questionnait souvent : et s'il devenait comme les autres A.S.H.A ? Et si toutes les émotions qu'il ressentait n'étaient qu'illusions ?

Et toutes ces questions lui donnaient la furieuse envie de lire le carnet. C'était un cercle vicieux. En fait, il ne savait même pas pourquoi il se donnait la peine de résister.

Asha soupira et se laissa tomber sur son matelas. Sans s'en rendre compte, il s'endormit.

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Quand il ouvrit les yeux, ce ne fut pas vraiment de son plein gré. Il entendait une douce mélodie, mais elle était suffisamment forte pour le réveiller.

C'est d'une assez mauvaise humeur qu'il se leva donc. Il savait pertinemment bien que c'était Aimé qui jouait. Il se dirigea dans la chambre en face de la sienne sans hésiter un seul instant. Visiblement, tout le monde dormait.

Il ne fut pas étonné, quand il entra dans l'autre chambre, de voir Aimé, son violon sur l'épaule, faisant de doux allers venus avec son archet. Il n'avait pas semblé remarqué la présence d'Asha puisqu'il continuait de jouer. La mélodie était très mélancolique, mais aussi très douce, apaisante.

Ce n'est qu'au bout de quelques minutes qu'Aimé releva la tête. Son regard s'assombrit aussitôt qu'il vit l'intrus.

- J'ai dit que je ne voulais plus...

- Tu m'as réveillé avec ta musique.

- Quoi ? Mais je jouais pianississimo !

Asha ne comprit pas exactement le terme, mais il se douta que ça signifiait qu'il ne jouait pas fort.

- J'ai entendu quand même.

- Désolé, murmura Aimé.

Asha comprit alors que quelque chose n'allait pas. Ses traits s'adoucirent et il ne lui en voulait plus de l'avoir réveillé. À la place de se plaindre, il préféra donc se rapprocher.

- C'est la berceuse que me chantais ma mère quand j'avais peur, annonça Aimé, d'humeur confidente.

- De quoi avais-tu peur ?

- Tu te moqueras si je te le dis.

Asha haussa un sourcil comme pour dire "Sérieusement ?" et il répondit plutôt par un sourire.

- Bon, d'accord... J'avais peur du noir. Et encore maintenant... Je n'y suis pas trop à l'aise.

- Il n'y a aucune honte à cela.

Aimé profita du silence pour ranger son bel instrument. Asha, lui, avait une question en tête.

- Aimé, je pensais que tu ne voulais plus écouter le robot que je suis ?

Aimé releva le regard pour le planter dans celui d'Asha.

- Écoute, Asha. Je suis désolé. Je te prie d'oublier tout ce que j'ai pu dire sur toi.

Asha n'en revenait pas. Il fut incapable de dire quoi que ce soit.

- Depuis tout ce temps... J'ai cette peur constante au fond de moi. Alors pour ne pas montrer à quel point je suis misérable, je deviens détestable. Je sais que j'ai dit des choses horribles. J'ai dit que je te haïssait alors que...

Il marqua une pause. Il avait de plus en plus de mal à soutenir le regard d'Asha.

- Une fois de plus j'avais peur. Peur de toi, que tu sois comme les autres, que tu nous tendes un piège ou...

Asha ne fut pas vexé, mais presque attendrit par ces paroles.

- Pourquoi tant de paranoïa ?

- Je... Commença Aimé.

Asha l'encouragea à continuer d'un regard. Aimé céda.

- Mes parents vivaient dans les Arbres. Ce n'étaient pas des Autorisés, non. Et c'était loin d'être des Saints ! Des rois de la fraude. Ils s'en sont longtemps sortis en volant les plus riches. Et il ne gardaient pas tout l'argent pour eux, ils donnaient aussi aux plus démuni, ceux qu'on ne laissait vivre en haut que par pitié. Mais ça, c'était quand le gouvernement avait encore des lois assez souples... Quelqu'un d'autre a pris le pouvoir et a pris certaines mesures en conséquence. On traqua longtemps mes parents, connus de tous à cause de leurs actes. Et ce qui devait arriver arriva... Ils s'étaient fait attrapés. Par des A.S.H.A. Mes parents les détestaient. Ils sont arrivés aux Égouts et à eux seuls, ils ont fondé une ville entière. À l'époque, ce n'était pas surveillé. La ville était destinée aux réfugiés, à ceux qu'on avait chassé.

Aimé prit un temps pour souffler et continua son récit.

- Leur projet a bien fonctionné et bientôt, la ville était devenue plus vivante, habitée d'une petite centaine de personne. Mes parents ont donc décidé de se poser et... Je suis né. Mon enfance a été plutôt heureuse, bien que nous ne vivions pas dans la richesse. Ma mère m'a appris le violon et mon père à me battre. J'avais hérité de leur don pour être furtif, aussi. Et puis, alors que j'avais dix ans à peine, ceux de là haut ont décidé qu'ils n'étaient pas assez tranquilles dans leur petit monde. Ils ont envoyé des A.S.H.A ici bas. Et... Ce fut un vrai massacre.

Aimé tremblait et avait perdu sa lutte pour retenir ses larmes.

- La ville n'avait pas été protégée puisqu'il n'y avait aucune menace ! Ils sont juste entrés comme ça, et puis... Ils ont tout brûlé. Mais pas seulement. J'ai tout vu de mes yeux de gosse. Ils torturaient les habitants. J'en ai vu se faire découper, transpercer, calcinés, lacérer. Et il y avait tous ces cris, ces hurlements. J'étais pétrifié. L'un d'eux m'avait repéré et voulait me tuer. Et puis mon père, qui était déjà ensanglanté, s'est battu contre lui. Il m'a hurlé de fuir. Alors j'ai couru, sans m'arrêter. J'ai fui. Et je laissais derrière moi ma seule famille. Ma vie. Mes espoirs de bonheur.

Aimé était secoué de tremblements et ses yeux étaient inondés de larmes.

- Et je m'en veux d'avoir été aussi lâche ! J'aurais du mourir à la place de mon père !

Il avait presque crié.

- Et par dessus tout, maintenant j'aiune peur bleue de ces foutues machines. Alors quand j'ai appris que tu étais l'un deux je me suis montré odieux. Mais... La mort de Gaëtran... Et ton discours m'ont montré à quel point j'ai été idiot. Je suis tellement désolé Asha ! Tu es beaucoup plus humain que moi...

Et il fondit en larmes pour de bon. Et Asha se sentit à la fois heureux et triste. Et tout ce qu'il trouva à faire, c'est de prendre Aimé dans ses bras et de lui promettre au creux de l'oreille qu'il était pardonné.

AshaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant