CHAPITRE 4

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Mes pieds me portent à la place qu'on m'avait indiquée quelques semaines plus tôt. Le numéro 13 est inscrit sur ma chaise, comme prévu. Je me le répète en boucle pour ne pas oublier de réagir lorsqu'on m'appellera. Les numéros pairs sont pour les recrues venant des résistants et les nombres impairs pour celles des loyalistes. Petit à petit les derniers arrivants entrent. Deux garçons sont assis de chaque côté de moi. Ils sont grands, musclés avec une carrure marquée, je n'ai aucun doute sur leur avenir chez les résistants. Ça me rend nerveuse d'être ainsi entourée de deux personnes du clan ennemi de celui qui a toujours était le mien.

Les gens s'assoient, parlent, rient. Et moi je ne peux m'empêcher de fixer la place sur l'estrade au centre. Celle de mon père. Je frémis parce que je sais que bientôt il sera là. Bientôt je pourrais sentir son regard ardent me brûler la peau. Les minutes passent et semblent durer des heures. Enfin, il arrive. Son pas martèle le sol avec franchise et cruauté. Je le vois maintenant. Les rides qui marquent son visage ne sont pas affaire du temps, elles sont la trace perpétuelle, indestructible de tous ces morts laissés derrière lui. Combien de gens a t'il tué avant ce matin ? Combien de vies, de familles a t'il déchirées de ses propres mains ? Je voudrais qu'il puisse se regarder dans un miroir et qu'il ne voie non son visage mais celui de toutes ces personnes qu'il a sacrifiées, et enfin, qu'il se noie dans la noirceur inconditionnelle de son âme ! J'aimerais d'un regard lui faire comprendre et que tout ce qui est arrivé ce matin puissent s'effacer.
Je vois à nouveau le couteau qui s'abaisse vers moi ainsi que le corps inanimé de ma mère et mes mains sont prises de soubresauts irrépressibles. Je me mords la lèvre jusqu'au sang tout en me répétant. « Arrête de trembler, arrête de trembler, arrête... » Mais non, mes mains refusent de m'obéir.

Il s'assoit droitement sur une des chaises, face à tout le monde. Ses yeux figés, dénués de vie et de raison, détaillent la foule avec impétuosité. J'ai l'impression que toute la salle bourdonne autour de moi mais non, c'est juste moi qui tremble. J'étouffe et pourtant je suis glacée. Mon corps n'est plus qu'un iceberg à la dérive. Un grain de poussière dans l'immensité de l'océan. Je voudrais pouvoir fondre en larme, disparaître pour ne plus avoir à regarder cet homme que j'aimais tant. Lorsque je le regarde ce n'est ni un meurtrier ni mon père que je vois. Juste celui qui m'a élevé puis, qui a tué ma mère. Juste celui qui a voulu me planter un couteau dans la poitrine, juste celui qui a tout détruit.

Il n'est plus que le souvenir d'un homme que j'aimais, perdu dans les méandres du temps...

Il relève la tête et alors, son regard croise le mien. Tout de suite, automatiquement comme s'il avait su où je me trouvais, comme si le lien qui nous unissait était si fort, qu'il le guidait vers moi. Telle une boussole le guidant vers notre passé commun. Où vers le seul lien qui nous unit encore, celui de mort...

Son regard s'arrête. Il se fige en plein geste, quelques secondes mais je le vois. J'essaie de le regarder aussi. Nos yeux restent suspendus l'un à l'autre comme aimantés. Je vois sa mâchoire se tendre et ses yeux me détailler avec sévérité. Mais c'est trop dur. Aussitôt mes yeux se baissent, incapable de soutenir l'ardeur des éclairs qu'il me lance. Je ne veux pas qu'il me voie comme ça, qu'il prenne conscience de ma lâcheté et de la peur qui me tord le ventre... Je me dégoute. Cette impuissance me donne envie de vomir. Je suis faible.

L'air devient difficile et je sens le monde basculer autour de moi. Je déglutis et passe mes mains gelées sur mon visage pour m'apaiser. Et puis je l'entends, perçant et menaçant, fendant l'air autour de moi. Ce cri infini et meurtrier. J'entends le cri douloureux de ma mère puis le silence. Un silence inanimé qui ne reflète plus que le vide, et tout ce qui ne reviendra jamais. Elle est morte ! Je sens les larmes redoubler sous mes paupières, prête à dévaler mes joues par centaine et m'envahir tout entière telle une vague d'amertume et de désespoir, abrasant l'air et déchirant l'étouffant silence. Je ne la reverrai plus ! Je voudrais pouvoir me recroqueviller sur le sol pour pleurer, pour hurler les mots qui me brûlent la gorge sans jamais m'arrêter, mais je reste assise les épaules voutées. Je ne veux pas qu'il me voie. Je ne veux surtout pas qu'il sache à quel point je suis faible, à quel point l'amertume me déchire le cœur. Je n'y arriverai pas. Ma tête bourdonne de plus en plus fort. Je me force à prendre de grandes inspirations pour être sûr de ne pas perdre la tête, si ce n'est pas déjà fait. Je dois vivre. Je ne sais pas encore pourquoi mais je sais qu'il le faut. Il faut que je respire, que je retrouve mon calme et que je fasse abstraction du chaos dans lequel a sombré le tout dernier acte joué. Je me redresse et fait face à la salle sans lui prêter un regard. Respire.

DESCENDANTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant