Je tourne la page suivante. Chaque récit conte la même histoire. Des femmes perdues qui se retrouvent un jour confrontées aux douloureuses visions. Toutes racontent la même souffrance, insupportable, impitoyable, celle qui lance tout à coup, cette douleur lancinante, aiguë qui semble insurmontable. Elles racontent la puissance, l'intensité mortelle du coup porté. Et puis les derniers insoutenables instants, le paroxysme de la douleur. De toutes les femmes du livre je dois être la plus jeune, de presque une dizaine d'années. La plupart ont découvert leur pouvoir à une trentaine d'années environ.
Au début elles ont peur, elles se raccrochent frénétiquement à la réalité pour oublier cette folie qui les submerge. Elles fuient ou du moins elles l'espèrent. Elles sombrent dans la face cachée du pouvoir, se laissent envahir, détruire par la violence physique et psychologique des visions. Et puis elles trouvent ce livre et comprennent, elles comprennent qu'elles sont différentes. Elles apprennent à vivre avec cette douleur constante, avec cette sensation surréaliste de ne plus avoir leur place, où qu'elles aillent, quoi qu'elles fassent. La vie passe et en quelques années elles se fatiguent, leurs jours deviennent effroyablement longs, et s'étirent dans une éternité mortelle. Et un matin, leur corps finit par ne plus supporter cette constante pression et par céder. Leur cœur ralentit et s'arrête. Définitivement. L'histoire est encore plus tragique lorsqu'on s'aperçoit que ce ne sont pas les usures perpétuelles du temps qui en sont la cause, mais cette malédiction qui les épuise et les vide de toutes forces. Et elles meurent. En ayant à peine connu la vie, à trente ou quarante ans.Je fronce les sourcils et ferme le bouquin tout à coup. Je sens quelque chose remuer au fond de mon estomac. Toutes mortes si jeunes, ça m'étonnerait que ce ne soit qu'un hasard. Mon sort est donc le même... Mourir avant même d'avoir connu la vie. J'effleure doucement mon crâne de ma main droite. À ce moment précis, la douleur me paraît irréel, comme si elle n'avait jamais existé. Pourtant elle est là, je sais qu'elle reviendra comme je sais que je suis une Rose et que je suis destinée à vivre comme telle. À vivre dans la peur constante de mourir, dans la peur qu'un jour mes pouvoirs finissent par devenir plus forts que je ne le suis.
Cassie entre dans la pièce en sautillant. Son sourire éblouissant chasse quelques instants le poids de ma poitrine. La vie semble être devenue autre chose depuis que je me suis enfin livrée. Je leur ai dit comment ma mère était morte et l'origine de la plaie dans mon dos. Ce n'est qu'une courte partie de l'histoire mais suffisante pour l'instant. Seul Corey et Cassie savent et ça me va.
Ma vie ces derniers jours a ressemblé à ce qu'une vie aurait toujours du ressembler. Je ris, ils me lancent des bourrades, me prennent dans leur bras, me charrient. À présent, nos regards sont plus profonds, empreints de mots et de souffles qu'on n'ose prononcer. À chaque instant, quelque chose de chaud et de délicieux coule dans mes veines. Notre relation me semble plus réelle, plus tangible qu'elle ne l'a jamais été. Comme si en me livrant je leur avais confié une part de moi-même. Comme si je m'étais enfin abandonnée à la réalité. Les barrières sont tombées. Elles me laissent à nue, face au gouffre humain, face à l'amertume, à la douleur. Elles me livrent sans défense aux regards des Hommes. Alors, je me tiens droite et je tiens la main des Hommes en souriant. Les barrières sont tombées, je suis prête à me battre, à me battre pour aimer. Pour aimer la vie.Je n'ai pas reparlé à Ant. On se croise du regard sans oser se dire quoi que ce soit. Il s'enfuit tous les soirs et disparaît dans les profondeurs du bâtiment. Et moi je le regarde tous les soirs partir en me demandant où il se rend.
- El ?
Je relève les yeux et aperçois Cassie qui me fixe.
- Oui ?
- Tu ne m'écoutais pas toi...
- Pas totalement non.
Elle rit.
- On va manger, je te raconterai ça en marchant !
Je me lève en prenant soin de glisser le livre sous mon oreiller. J'y laisse toutes mes inquiétudes pour profiter de mes heures de répit avant la longue nuit qui m'attend. Cassie me hèle de me dépêcher et je me rue après elle.
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DESCENDANTE
Science FictionAprès la guerre, le monde avait sombré si bas que, même la plus fragile des lueurs, ne parvenait plus à redonner à la terre ce qu'elle avait perdue. Les hommes avaient oubliés jusqu'à la sensation enivrante du sourire ravageur, jusqu'au doux carillo...