CHAPITRE 26

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Je m'allonge. Le dortoir est vide. Enola est finalement partie. Et maintenant, tout semble différent. Je sens ce changement affluer en moi, revigorer mon pouls et actionner mes muscles endoloris. J'ai l'étrange impression d'être quelqu'un d'autre. Quand je regarde mes mains, ce ne sont plus les miennes. Ce n'est plus mon cœur qui bat dans ma poitrine. Même ma voix n'est plus la même. Et pourtant, je ne me suis jamais sentie aussi vivante. 

Mon esprit est embrumé. Lentement les révélations s'imposent. Le départ définitif d'Enola, l'existence des Rose, le fait que j'en sois une. Et que ma mère l'était aussi, bien qu'elle ne m'ait jamais rien dit. Je me demande si elle me l'aurait raconté un jour. Les théories s'enchainent à une vitesse folle. Cela paraît à la fois tellement logique et complètement fou. Voir l'avenir ! Voyager dans le temps ! Des rêves de gosses ! Et pourtant tout semble véritable. Ces visions qui étaient si réelles, tellement vraies. Le départ d'Enola. La scène entre mon père et ma mère. La mission de mon père. Cela me semble tellement évident à présent. Ma mère est née Rose et, elle est morte parce qu'elle était une Rose. Je suis également une Rose et, je vais sûrement mourir à cause de cela. Je reprends mon souffle. Mon père avait une mission, tuer. Et il l'a fait. Malgré les conséquences. Et ça, je ne pourrai lui pardonner. Encore plus maintenant que je sais tout. Mais il a fait de moi, involontairement, ce que je suis. Une battante.

Je me baisse et passe ma main sous mon lit. A tâtons je trouve le minuscule carnet. Je fixe quelques secondes la couverture, les roses qui s'entremêlent et leur beauté aussi envoutante que destructrice. Je ferme les yeux et ouvre le carnet au hasard. J'attends quelques secondes, le temps que se produise je ne sais quel miracle et rouvre les yeux. Blanc. Toujours aussi blanc. Je soupire frustrée. Ce carnet a forcément du appartenir à l'une des descendantes des Rose et pourtant il ne m'apporte aucune réponse. Aucune fichue réponse ! Je sens une colère noire s'emparer de moi. J'empoigne les pages moisies du vieux livre et l'envoie voler à travers le dortoir vide. Il atterrit sur le sol dans un fracas de feuilles froissées et je m'écroule sur le lit découragée. Plus le temps passe et plus les questions s'accumulent et je n'ai rien de plus. Rien pour freiner ma chute et, rien pour me ramener à la surface.
- C'est à toi ça ? Demande une voix amusée.
Je me lève et le fusille du regard.
- Rends moi ça Travis !
Debout à quelques mètres, me surplombant de toute sa hauteur se tient Travis et son sourire carnassier. Il tient dans sa main le précieux carnet que je viens d'envoyer valser. Qu'est-ce qui m'a pris de le jeter comme ça ! Je tends la main vers le livre et il s'écarte.
- Pourquoi ? Ce n'est qu'un bouquin.
Il l'ouvre et se met à rire. Je me mords la lèvre jusqu'au sang.
- Rends le moi immédiatement !
- Sinon quoi ? Hein Gamine ! Qu'est-ce que tu serais prête à faire pour récupérer ton bout de parchemin vierge ?
- Ce livre ne t'appartient pas !
- C'est vrai.
- Alors rends le moi !
Ses yeux se plissent et un mince sourire apparait sur ses lèvres comme s'il pesait le pour et le contre.
- Non.
Ça m'aurait étonnée ! Ce mec est un connard de sadique égocentrique.
- Il me semble que la dernière fois je n'ai pas eu le temps d'en finir avec toi. Souffle t'il.
Je déglutis et je sens soudainement une vague de panique m'engloutir. Si la dernière fois dont il parle et la même que celle à laquelle je pense, cela ne présage rien de bon. Je recule. Travis s'en aperçoit et me lance un sourire narquois. Et merde. Je cherche à tâtons quelque chose qui me permettrait de m'échapper mais je ne trouve que le mur dans mon dos, aussi froid que les barreaux d'une prison.
- De quoi est-ce que tu parles ? Soufflé-je lentement.
Il rit. Un rire gras et fort. Un rire de sadique qui aime voir souffrir.
- Tu ne t'en rappelles pas ? Je peux te rafraichir la mémoire si tu le souhaites.
- Non !
Il rit à nouveau et puis s'arrête, laissant le dortoir s'emplir d'un silence de mort. Maintenant ! Je me baisse et m'élance vers mon lit dans l'espoir d'une fuite inespérée. Une force brute me plaque contre le mur. Ma respiration se coupe et je me rattrape malgré moi au bras de Travis enfoncé dans mes côtes, pour ne pas m'écrouler. L'impact du coup se diffuse dans tout mon corps et l'angoisse se mêle à la douleur avec une intensité malsaine. Je reprends mon souffle, terrifiée. Il approche son visage du mien et je frémis. Ses lèvres se retrouvent à quelques millimètres de mes oreilles et une peur irrationnelle me tord le ventre.
- Est-ce que tu as peur ?
Il va me tuer. J'en ai soudainement conscience. Et cette pensée accentue la panique qui germe dans ma poitrine.
- Tu ne peux pas, lâché-je.
Mes mains tremblent un peu en tentant de se raccrocher au lit sur ma droite.
- Et pourquoi ça ? Rit-il.
- On va te voir.
- En es-tu sûr Gamine ? Regarde autour de toi, tu vois quelqu'un ? Non, tu es seule.
Je sens mon cœur remonter dans ma gorge. Je me demande si vomir sur Travis l'aiderait à oublier sa rancœur. J'en doute...
- Je t'avais dit que tu ne deviendrais pas Résistante. Tu as passé la première étape mais c'est fini.
- Tu ne peux pas Travis.
- Tout le monde sait que le bâtiment Résistant est rempli de danger. Un tragique accident serait vite survenu tu ne trouves pas ?
Je lâche un hoquet de surprise. Je donnerais n'importe quoi pour retrouver la folie destructrice qui m'avait permis de l'attaquer la dernière fois. Seulement je suis comme pétrifiée. Je relève la tête terrifiée et croise son regard. Un regard fou.
- Il y a quelqu'un ?
Je sursaute. Travis lance un bref regard vers la porte puis il se tourne vers moi. Je n'ose même plus respirer. Il me jette un regard de mort et s'écarte. Je respire enfin. Ant apparait derrière lui. Il nous lance une œillade suspecte et son regard se durcit lorsqu'il se tourne vers moi. Je prends conscience de mon corps pétrifié contre le mur. Travis me regarde et souffle à mon attention.
- J'en ai pas fini !
Il lance le livre des Rose à mes pieds. Je n'ose même pas me baisser pour le prendre. Travis sort en bousculant Ant et le silence fait place à son départ.
- Elissia ?
Je reporte mon regard sur Ant toujours à quelques mètres. J'essaie de dire quelque chose mais je ne peux pas. Il n'y a rien à dire. Il s'approche et tend sa main vers moi, je la repousse.
- Tu...
- Ça va. Je vais bien.
Lentement, je me détache du mur et des milliers de frissons me submergent. Mon regard se pose sur le carnet encore sur le sol. Je me baisse et le ramasse en silence. Tout ça pour un vulgaire bouquin sans intérêt ! Je me mords la lèvre. Tout cela ne sert à rien. Garder un vieux livre aux pages vierges. Ça ne ramènera personne. Soudain la solution m'apparait évidente. Il faut que je le jette. Qu'il brûle. Pour ne jamais me rappeler, pour pouvoir faire mon deuil et oublier. Oublier qui je suis, qui elle était et ce que je deviendrai. Déterminée, j'attrape la vieille relique et m'apprête à partir mais Ant m'en empêche.
- Quoi ?
Je m'aperçois alors qu'il fixe le livre. Je déglutis et le cache derrière moi.
- Ce livre...
- Ce n'est rien.
Une seconde j'avais oublié que c'est lui même qui m'a appris l'existence des Rose. Il fronce les sourcils. Et me l'arrache des mains.
- Ant !
- Tu sais ce que c'est ?
Je sonde le regard de Ant toujours absorbé par l'ouvrage aux pages blanches. J'hésite quelques secondes.
- ... Nan.
Cette fois ses pupilles trouvent mes yeux et cherchent à leur tour à lire en moi. Je me demande s'il croit que je lui mens, ce qu'il trouve lorsqu'il explore le gouffre sans fond de mes pupilles.
- Il est vide soufflé-je
- Il a le...
- Le blason des Rose ! Oui merci j'avais remarqué ! Peux-tu me le rendre maintenant que tu as mis tous tes talents de perspicacité en action, j'ai des choses à faire.
Il l'ouvre à nouveau et fronce les sourcils.
- Je t'ai dit qu'il était vide ! Râlé-je
- Et cette phrase ? demande t'il en désignant les quelques mots en bas de la toute première page.
- Ce n'est rien.
- Fille de la mémoire du monde offre nous l'écarlate qui est tient.
- Ça ne sert à rien Ant ! Ça ne veut rien dire. Ça doit être une blague...
- Absolument pas. Le message est clair.
- Ah oui ! Fais-je piquée au vif.
- Oui. Cette phrase t'est adressé.
Je souffle exaspérée. Est-ce qu'il se fiche de moi ? Et dire qu'il m'a faite espérer durant quelques secondes !
- Ecoute, je ne pense pas être quelqu'un d'assez important pour qu'on ait gravé une phrase à mon intention dans un livre.
- Non, je voulais dire qu'elle était adressée aux gens comme toi.
Je lui jette un bref regard. Je ne veux pas en entendre plus.
- Je ne comprends pas.
- Si. Je pense qu'au contraire tu comprends très bien. Fille de la mémoire du monde ce sont les personnes capables de voir le monde à travers les yeux des différentes époques que nous avons traversées. Voir notre passé et, notre futur. Les personnes comme toi Elissia.
- Je...
- Ce livre est adressé aux descendantes des Rose.
Je déglutis. Je suis partagée entre la curiosité de découvrir le semblant de vie qui s'offre à moi et la peur de ce que je risque d'y découvrir. Vivre dans l'ignorance la plus complète ou vivre en sachant tout, même ce qu'on aurait préféré ne jamais apprendre. J'ai l'impression que tout se résume à cela dernièrement. Vivre en sachant ce que me dissimulait ma mère ou y échapper comme elle le voulait sûrement.
- Cela ne change rien au fait que les pages sont blanches Ant.
- On devrait pouvoir y remédier...
Soudain, je me jette sur le livre pour lui reprendre mais Ant ne le lâche pas. Il me scrute de ses yeux impénétrables et je n'ose pas le regarder redoutant la suite. Je devine leur couleur miel qui étincelle sur sa peau ivoire. Je pense que j'avais compris avant même qu'il ne prononce ses mots.
- Offre nous l'écarlate qui est tien murmure t'il, tu dois leur offrir ton sang.
Instinctivement je recule et lâche le livre. Je fixe Ant en sentant mon cœur battre à tout rompre. Mes pensées se confondent et un mal de tête cuisant explose dans mon crâne. Respecter le silence de ma mère ou apprendre qui était sous le masque. Le doux mensonge ou la cruelle vérité. Aujourd'hui... Aujourd'hui, j'ai besoin de réponse. J'ai besoin de quelque chose qui puisse combler le cratère de ma poitrine. De quelque chose qui puisse tout expliquer. Aujourd'hui, je veux connaître l'histoire. Mon histoire. La sienne. Celle qui nous lie tous les uns aux autres et qui fait de nos vies un tissu d'existences entremêlées qui se croisent, s'attachent et se perdent, gravant un peu d'elles en chacun de nous. Je veux connaître l'histoire du début jusqu'à sa fin. Jusqu'au dernier et ultime mot qui marquera l'aboutissement d'un monde. Il le faut. Au diable ce que je lirai, j'ai avant tout besoin d'apprendre à connaître qui a été ma mère. Malgré les interdits. Il faut que je sache s'il y avait seulement quelque chose de vrai dans tous ce que j'ai connus.
Alors, parce qu'il le faut, je tends mon poignet vers Ant. Il me fixe quelques secondes comme pour s'assurer que je suis sûr puis, il acquiesce comme s'il avait compris.
- Très bien.
Il attrape ma main et sort un couteau d'une de ses poches. Mais d'où est-ce qu'il sort ça ! Est-ce que je suis la seule à trouver ça bizarre de se promener avec les poches remplies de poignards aiguisés ?! Il resserre son emprise sur mon poignet et je frémis sans savoir si c'est à cause du couteau ou de nos mains. Il le voit et je détourne les yeux.
- Tu caches souvent des poignards sous ton manteau fais-je pour détendre l'atmosphère.
Il rit.
- Si tu savais tout ce que je cache sous mon manteau.
Je lève les yeux vers lui et il réussit presque à me faire oublier qu'il compte m'ouvrir le bras dans quelques secondes.
- Juste une goutte suffira fait-il.
J'acquiesce et referme mes doigts sur son poignet. Je sens son regard sur moi mais me concentre sur nos mains.
Il pose la lame sur mon avant bras et je tente de me concentrer uniquement sur la pression de nos doigts entremêlés. Lorsque la pointe du poignard devient plus pressante je prends ma respiration et serre plus fort.
Plus vite que je le pensais, il dépose quelques gouttes de mon sang sur le carnet et je serre mon avant bras contre ma poitrine. Tout à coup le sang se met à bouillir. Je recule. Le papier s'imbibe de rouge, se gorge de mon sang et puis l'absorbe. Je reste stupéfaite. L'opération se répète contaminant chacune des pages durant une minute, comme si le liquide rouge avait pris vie. Le sang sur les pages se sculpte et lentement des mots apparaissent, tranchés dans le vif et la chair.
- Incroyable...
C'est tout ce que je réussis à dire. Incroyable. Puis le sang disparaît laissant à la place une fine écriture écarlate. Ant reprend son souffle et me tend le carnet. Lorsque je lève la tête vers lui, ses yeux sont écarquillés, illuminés par une lueur magique et surnaturelle. Comme s'il venait de sauter dans le vide. Et en le voyant sourire je devine que je ne dois pas paraitre guère différente.

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