CHAPITRE 38

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Au bout d'une éternité, le dôme résistant apparaît beaucoup plus accessible. La plante de mes pieds me brûle, je n'ose même pas la regarder. Je serre les dents et me concentre sur l'horizon pour soutenir la douleur de ma jambe droite. Un souffle rauque s'échappe d'entres mes lèvres. Notre rythme de marche est de plus en plus lent. Encore environ quinze minutes de marche supplémentaire et nous y serons enfin.

La nuit est froide. J'ai du mal à sentir l'extrémité de mes doigts. Je serre Ant contre moi. Je sens son souffle haletant dans mon cou, ses mains sont parcourues de convulsions, je les sens trembler contre mon corps. Je manque de trébucher une énième fois et Ant me rattrape en serrant ses doigts crispés contre l'un de mes coudes. Mon esprit tangue à nouveau mais je tente de garder contenance. Le bâtiment résistant se dessine devant nous. Lorsque nous passons pas porte, il ne nous vient même pas à l'idée de nous dissimuler. Il est de toute façon un peu trop tard pour regretter notre escapade. La chaleur du couloir nous arrive brutalement, pourtant, dieu sait que de nuit le bâtiment n'est pas connu pour son chauffage extrême. Nous arrivons dans la salle commune tremblants comme des feuilles, pétrifiés par le froid, les pieds presque en sang et nous soutenant mutuellement pour ne pas nous écrouler. Notre image ne doit pas être bien glorieuse... Je sens mon esprit s'échapper à nouveau et tente de rester debout. Un vertige fulgurant vient me foudroyer et je me cramponne à Ant pour ne pas tomber. Tout à coup son genou lâche et nous nous effondrons. Ma tête entre violement en contact avec les jolies mosaïques turquoise et c'est le noir complet.

. . .

J'ouvre les yeux difficilement. Un voile noir obstrue ma vision pendant une vingtaine de secondes avant de se lever à son tour. Je regarde autour de moi et soupire. Me voilà encore à l'infirmerie. Je passe ma main sur mon front, j'ai une migraine terrible. Je me demande si nous allons nous faire engueuler. Je soupire. La réponse est claire, les sorties non autorisées ont été interdites et je suis sensée ne surtout pas pénétrer sur le territoire loyaliste. Bien sûr qu'on va se faire engueuler... La seule pensée de me retrouver face à Kurt dans une colère noire me fait regretter de m'être éveillée. C'est bien la dernière chose dont j'ai envie à cette heure.

Mon esprit dérive alors vers Ant. Est-il là lui aussi ? Je me mords la lèvre. Est-ce qu'il va bien ? Une bouffée de panique monte en moi. Je me dégage des couvertures et saute hors du lit. Un vertige m'empêche d'avancer et je sens mon corps basculer. Quelque chose le retient alors.
- Ant ?
J'ouvre les yeux et me retrouve face à Cassie. Elle m'adresse un sourire narquois et hausse les sourcils.
- Non c'est moi El !
Je me mords la lèvre embarrassée et me rassois sur le lit. Je doute que Cassie me laisse sortir.
- Est-ce qu'il va bien ?
- Je n'arrive pas à croire que vous ayez été aussi inconscients. Lorsque je vous ai laissés partir pour votre « ballade » je ne pensais pas que tu rentrerais chez les loyalistes.
- Comment est-ce que tu ...
- Vous vous êtes faits repérer gros malins. Les informations filent vite.
- Je... c'était important.
- C'était surtout stupide.
Elle soupire et je sonde son regard. Elle s'affaire pendant de longues secondes sur les médicaments à côté de mon lit.
- Cassie ?
Elle sort trois cachets et les dépose dans une petite coupelle. Puis elle me serre un grand verre d'eau.
- Cassie ! Est-ce qu'il va bien ?
Elle soupire et se tourne vers moi avec une moue désapprobatrice.
- Oui. Il est réveillé. J'aurais préféré qu'il se cogne la tête plus fort en tombant.
Elle soupire en voyant mon regard.
- Quoi ? Il m'avait promis de te ramener en bonne santé. Et je te rappelle que tu es dans lit l'hôpital.
- Je ne serais pas ici s'il n'avait pas été là pour « me ramener en bonne santé » Cassie.
Elle se tourne enfin vers moi et sonde mon regard avant de s'avouer vaincue. Elle s'assoit sur le lit et me tend un verre d'eau et quelques cachets.
- Il était épuisé comme toi, vous étiez déshydratés et souffriez d'une violente hypothermie. A croire que vous aviez plongé dans un bain glacé !
Elle lève les yeux aux ciels mais je vois tout de suite où elle veut en venir. Je détourne le regard.
- Sérieusement un bain glacé à cette heure ? Reprend t'elle accusatrice maintenant.
Je prends ma tête entre mes mains.
- On va avoir des problèmes ?
- Hum... En théorie non, maintenant que les épreuves sont terminées nous n'avons plus d'obligation de couvre feu, nos interdictions de sortie ont été levées au moment précis où nous sommes sorti de notre dernier entrainement avec Warren. Bien sûr tant que nos sorties se limitent à la ville résistante...
Elle m'adresse un long regard et je soupire.
- Donc on va avoir des problèmes...
- Tu devrais faire attention, je ne sais pas si tu as lu le journal El mais...
- Je l'ai lu... Avant de partir.
Elle se tourne vers moi scandalisée.
- ... Alors quoi ? Tu es suicidaire maintenant ? Ces gens n'hésiteraient pas à te tirer une balle dans la tête El ! Tu as peut-être confiance mais il y a des limites !
- Je n'y retournerai plus maintenant. J'ai trouvé les dernières réponses que je cherchais...
- Lorsque les dirigeants ont remarqué votre absence ça a soulevé un vent de panique phénoménal. Il se passe beaucoup de choses dernièrement...
- Comment ça ? m'inquiété-je
- Je ne sais pas exactement. J'ai surpris une conversation entre Warren et Kurt, ils disaient que la tension était encore plus élevée que d'habitude, ils ont peur que quelque chose se prépare.
- À quoi est-ce que tu penses Cassie ?
- Il y a toujours eu des tensions entre les deux clans et encore plus avec cette histoire avec ton père. Je sens que quelque chose arrive. Un événement de grande envergure.
Je déglutis. La conversation entre le supérieur de mon père et la femme de l'audience me revient. La femme avait demandé s'ils étaient prêts. Le supérieur de mon père avait alors répondu que leur revanche était à portée de main. Tout à coup un doute s'empare de moi. Je me fige.
- Cassie il faut que je vois Ant !
- El tu devrais te reposer !
- Je vais bien !
Son regard sonde le mien et au bout d'une éternité elle finit par soupirer.
- D'accord ! Il est dans la chambre à côté de la tienne...
Je me lève aussitôt et sors dans le couloir. J'aperçois plusieurs infirmières roder autour des patients mais aucune d'elles ne m'accorde d'attention. J'entre dans la chambre d'Ant. Il est assis négligemment sur son lit et lorsque je referme la porte, il relève les yeux vers moi. Je ne lui laisse pas le temps de respirer et lui rapporte ma conversation avec Cassie.
- Tu penses à quoi ? soufflé-je
- Une rébellion ? Je ne sais pas si les loyalistes seraient prêts à ça. Ça semble un peu fou. L'équilibre d'Eureka repose sur nos deux clans, les taches sont réparties pour le mieux. Sans parler du risque de nous affronter. Les résistants sont formés au combat, ceux sont eux qui sont chargés du maintien de la sécurité tandis que les loyalistes sont les scientifiques, les érudits, ils ne sont pas formés à se battre...
J'acquiesce lentement. Je déglutis.
- Il n'y a qu'un moyen de le savoir.
Ant relève son regard or vers moi sans comprendre. Ses yeux sondent les miens et il fronce les sourcils aussitôt en comprenant.
- Non Elissia. Tu ne feras pas ça !
- Tim a dit que j'étais capable de contrôler ce pouvoir !
- Il a aussi dit qu'il n'avait aucune idée des répercutions que ça aurait sur toi !
- Ant on parle de toute la ville ! Si les loyalistes attaquaient réellement il y aurait des centaines peut-être des milliers de blessés ! Je ne peux pas ne rien faire ! C'est... c'est ma vie pour celles de milliers de personnes.
La main d'Ant se pose sur ma joue et nos fronts se rencontrent doucement. Il soupire et son souffle vient s'échouer sur mes lèvres.
- Elissia...
Je l'interromps en posant mes lèvres sur les siennes. La pression monte aussitôt autour de nous. Je laisse ma main courir sur sa peau, parcourue de frissons. Est-ce qu'un jour seulement je parviendrai par m'habituer à cette sensation ? J'espère que non. Je fronce les sourcils, j'ai failli perdre Ant aujourd'hui. À cette pensée, je ne peux m'empêcher de resserrer mon emprise sur lui et de renforcer notre étreinte. Je passe ma main dans ses cheveux avec avidité. J'aurais pu perdre tout ça. Je sens un vide s'emparer de moi à cette idée et l'embrasse avec une ardeur que je ne me connaissais pas. Nos lèvres s'écartent essoufflées et nos yeux se cherchent frétillants d'humilité avant de se rencontrer à nouveau, brutalement. Je savoure la sensation d'apesanteur qui nait dans ma poitrine à chaque fois qu'il me touche, cette brûlure perpétuelle qui continue de palpiter. Sur la peau qu'il a effleurée, celle sur mes lèvres irritées. Ant. Cette boule de feu qui brûle, cette chaleur qui me consume. Plutôt mourir que de le perdre lui. Je fronce les sourcils. Pourquoi a t'il fallu attendre si longtemps pour connaître cela.
- Elissia, souffle Ant contre mes lèvres, ta vie est beaucoup plus importante que n'importe laquelle.
- Tu sais que c'est faux soufflé-je en baissant les yeux.
Il attrape mon menton avec deux de ses doigts et me force à le regarder.
- Si Elissia, pour moi c'est vrai. Ta vie est plus importante qu'aucune autre.
Sa voix tremble légèrement et sonne dans un murmure. Je ferme les yeux. Je ne peux pas Ant. Je l'embrasse une dernière fois et me détache.
- Je suis désolé Ant, soufflé-je.
Je ferme les yeux et me concentre. Je fais le vide dans mon esprit et élimine tout élément perturbateur. J'entends vaguement la voix de Ant qui me rappelle. Mais je ne cède pas, de la refoule plus loin encore. Lentement je me remémore la conversation des deux dirigeants, celle du supérieur de mon père et de la femme. Je sens comme des rouages se mettre en place, comme si tout était prédéfini autour de moi. J'entends un cri venant de très loin. A travers mes pupille à demies ouvertes, je vois le visage d'Ant. Puis une couleur. Rouge. Je remonte à mon nez et essuie le sang qui commençait à couler. Ce n'est rien. Le sang s'est comme incrusté dans l'empreinte de mon majeur. Je dois le faire. Je chasse le sang de mes esprits. Peu importe que je saigne du nez. Ce n'est rien à côté du sang qui sera versé si je ne fais rien. Je ferme les yeux pour de bon. Il faut que j'y arrive ! Des milliers de vies sont en jeu. Cette fois, je ne compte pas rester là sans bouger. Je ne laisserai pas mon monde souffrir une nouvelle fois. Si j'ai vraiment ce pouvoir, celui de contrôler cette force, alors je veux m'en servir pour sauver des vies. Puis lentement, comme un éclair qui s'abattrait au ralenti, une douleur foudroyante me traverse le crane et je souris.

DESCENDANTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant