CHAPITRE 1

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Une femme brune avec de longs cheveux bouclés s'esclaffe en donnant une tape amicale à son invité. Il se retrouve projeté sur la table, un peu trop fort et le public se met à rire. La femme est secouée par de petits soubresauts tandis qu'en se tenant les cotes, son doux rire enveloppe le plateau télé. Ses lourds anneaux pendus à ses oreilles tintent de bonheur et se laissent danser follement autour de son visage rond. L'écran grésille un peu et l'image devient floue avant de se rétablir presque aussitôt. Fichue connexion ! Je reste prostrée sur mon canapé, les yeux à la hauteur de mes épaules. J'imagine l'expression de ma mère si elle me voyait. Le bout des lèvres tombant et les yeux ternes, même pas déçue mais juste fatiguée de me répéter sans cesse la même chose. Je me redresse avec un soupir et éteins la télé. Je reste assise bien droite devant l'écran noire pendant encore une dizaine de minutes et puis je monte.

.  . .

Mon père s'assoit lourdement autour de la table du dîner. Il m'adresse un regard réprobateur et je file dans la cuisine aider ma mère. Tandis que je m'attèle à la vaisselle je l'observe du coin de l'œil préparer le repas.
J'ai toujours aimé observer les gens. Essayer de percer à jour tous leurs plus lourds secrets, tenter de comprendre le fonctionnement de leur cerveau. Ce qui est en soit impossible. Mais j'aime me laisser croire que rien n'est impossible en ce monde. Décrypter chaque regard, chaque froncement de nez est devenu une habitude quotidienne. Je classe généralement les gens en deux catégories différentes, ceux qui paraissent être de véritables livres ouverts et les autres plus renfermés qui tentent de ne rien laisser paraître. C'est la seconde catégorie qui est la plus rare et la plus intrigante. Ma mère pour sa part a été classée par mes soins dans la première catégorie il y a longtemps déjà. Elle est l'image même de la petite femme modèle et de la mère de famille parfaite. Les cheveux noués en chignon autour de son visage et les traits plissés, emplis d'une concentration sans faille. Elle porte toujours une robe large qui flotte au niveau de ses chevilles. Pas trop large pour rester jolie mais pas trop proche du corps pour ne pas être vulgaire. Son tablier de bonne ménagère est propre bien qu'elle se soit appliquée à faire le ménage durant toute la journée. J'ai toujours cherché dans ses yeux un brin de tristesse ou d'ennuie mais je n'ai jamais trouvé qu'une lueur de résolution. Elle passe des journées entières à nettoyer notre maison de fond en comble, comme si son seul but dans la vie était d'astiquer et d'astiquer encore et encore le carrelage de la cuisine. Je l'imagine déjà quelques années plus tard quand l'âge commencera à se faire sentir. Quand elle aura les articulations rouillées et qu'elle restera dans le fauteuil du salon, une éponge à la main à penser à ce qu'elle aura fait de sa vie. Nettoyer. Terrible fléau comme destin, passer sa vie à astiquer la moindre faute, la plus petite tâche même là où il n'y en a pas.

Ma mère se tourne vers moi et je me penche vivement sur les assiettes sales en sentant le rouge me monter aux joues. Je sais que la vie de ma mère est celle qui m'attend. Dans la société où nous vivons les femmes n'ont pas leur mot à dire et j'en ai l'exemple concret avec ma mère. Bien sur je pourrais échapper à ça en ...

Ma mère me jette un coup d'œil méfiant et je pique un fard, honteuse d'avoir pensé à une telle chose. Comment pourrais je leur faire une chose pareil ? Mes parents ne sont peut être pas les meilleurs mais j'ai une mère qui m'aime, un père qui veut le mieux pour moi. Et je les aime.

Elle prend la salade et me fait signe de la suivre. J'apporte le ragout d'agneau que je pose devant mon père pour qu'il se serve le premier.

- Vous pouvez vous asseoir nous annonce t'il d'un air supérieur.

- Merci bredouillé-je en m'affalant devant mon assiette.

Mon père étant un des dirigeants de Eureka il a toujours était très sévère et supérieur vis à vis de nous, sa famille. Il s'applique à faire respecter les règles, même un peu trop parfois. Quelque fois je le comprends, comment pourrait-il faire se faire accepter par le peuple loyaliste si il n'y arrive pas dans sa propre maison ? Et d'autres fois je me dis que cet acharnement, le travail, la fatigue d'exercer chaque seconde cette autorité souveraine, le rend petit à petit plus machine qu'homme. Plus dirigeant que père.

- Tu es prête pour Le Jour ?

Je mets quelques minutes à réaliser que c'est à moi qu'il s'adresse. Habituellement, à table je suis censée garder le silence.

Le Jour se déroule au grand palais précisément au moment où la ville de Eureka (aussi appelée La Cité sous marine) a été créée, comme toutes les autres villes d'ailleurs. On dit que le Jour de la renaissance des centaines de villes ont vu le jour. Ici, a Eureka, les jeunes de 16ans peuvent alors choisir le destin qui les attend durant toute leur vie. Ils peuvent soit faire preuve d'égoïsme et quitter le foyer qui les a nourrît et aimé durant toute leur vie en se plongeant dans une honte éternelle et une vie semée d'embuches et de remords, ou rester avec les leurs jusqu'à ce que la mort vienne les emporter.

Rares sont les gens à partir d'ici. L'année dernière mon voisin était le seul à quitter la ville de tout notre quartier. On ne l'a jamais revu et plus jamais son nom n'a été prononcé. Les enfants « disparus » deviennent vite des sujets tabous.

Je regarde mon père droit comme un piquet et ma mère voutée sur sa chaise, mangeant une demie tranche de ragout par petite bouchée. Plus dirigeant que mari... Aussi loin que je m'en souvienne, j'ai rarement vu mes parents montrer leur amour devant quiconque, pas même moi, leur unique fille. Je me suis toujours laissée croire qu'ils étaient timides, ou bien qu'à cause du poste haut placé de mon père ils ne pouvaient montrer leur attachement en public. Une sorte de tragédie romantique qui se serait déroulée sous mes yeux durant maintenant 16 ans. Je voyais bien que peu importe la raison, cette famille souffrait de ce manque cruel d'amour. Certain soir, après que l'on m'ait sévèrement envoyé me coucher j'espérais qu'un matin par amour pour ma mère, par amour pour moi, mon père abandonne ses responsabilités et que nous quittions, de nos trois mains unis, Eureka pour un avenir prometteur. Mais, j'ai du me résoudre, notre tragédie n'aurait pas de fin heureuse. Ma mère resterait triste et hantée à ses fourneaux, mon père à son bureau et moi à rêver de leur histoire d'amour encore dissimulée aux yeux de tous.
Je jette un de mes regards à mon père, comme presque tous les jours. Un regard qui le supplie de changer les choses. Je soupire en voyant qu'il n'y répond pas et me détourne blessée. Est ce qu'il sait que la voix faible et les rides sous les yeux de ma mère c'est à cause de lui ?! Je ne sais pas si je pourrais passer toute ma vie ainsi, mais ai je réellement le choix ? Après tout partir d'ici signifie quitter sa famille et je ne suis pas prête à ça.

​Je redresse la tête à nouveau pour le regarder et son regard me fait trembler alors je baisse les yeux. Je cherche difficilement la réponse à sa question et finis par la trouver.

- Oui oui je suis prête.

- Tu le sais, je l'espère, ce qui arrive à ceux qui trahissent leur origine ?

Je déglutis et acquiesce.

- Très bien alors tu fera ce qu'il faudra.

Je monte me coucher sans finir mon assiette. Il me reste une journée avant de pouvoir prendre ma décision. Une journée pour déterminer les dizaines de milliers qui suivront. Pour déterminer ce qu'il adviendra de mon monde. Je sais que l'avenir qui m'attend changera celui de pas mal de personnes. A commencer par celui de ma mère et de mon père.

Mon père est un mélange assez complexe mais jusqu'ici je pense l'avoir cerné. C'est pourquoi je le classifierai dans la première catégorie, avec ma mère. Les cheveux grisonnants et de cernes presque noirs à force de travailler d'arrache pied. Le dos et le menton toujours droit, un regard de braise et une volonté de fer. Il ne vit que pour sa patrie, pour le respect des règles. C'est pour ça que je n'ai pas le droit de partir. Que je devrai vivre avec un destin aussi silencieux, une vie aussi pale et terne, un monde où les couleurs me sembleront toujours diluées avec de l'eau.

C'est pour ça que je sens ma poitrine s'oppresser et mes rêves se briser sous mes yeux impuissants à mesure que les secondes passent.

DESCENDANTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant