CHAPITRE 35

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Je soupire. Notre dernier entrainement. Contrairement à la première épreuve, la seconde ne détermine plus de notre entrée chez les résistants. Elle est seulement là pour nous préparer à la difficulté psychologique de la vie résistante. Durant les deux semaines précédentes, les entrainements se sont succédés chaque jour tous aussi éprouvants les uns que les autres et maintenant que je suis en face du tout dernier, j'ai l'impression de faire face à un mur infranchissable. Ça aurait pu devenir une habitude que l'on prend et qui devient moins douloureuse avec le temps, mais cela ressemble plus à une torture quotidienne. Le genre d'évènement que tu redoutes et qui te laisse un souvenir brûlant à jamais. Avec l'habitude, les épreuves qui nécessitent réflexion deviennent plus faciles. Penser à autre chose, résister à la peur ou analyser la situation pour trouver une échappatoire on peut s'y former. Mais affronter nos pires cauchemars c'est autre chose. Je sais à chaque fois à quoi m'attendre et l'issue est toujours la même. Mais ça n'efface pas la constante douleur que je ressens. Rien ne pourra jamais l'arranger. Je suppose qu'il faut simplement apprendre à vivre avec. Vivre et accepter cette perpétuelle douleur.

Warren nous fait signe d'entrer. Je jette un regard fébrile à Ant. Le mur menace de s'effondrer... Encore quelques minutes et il n'en restera plus que des miettes.

Nous nous retrouvons seuls, aux aguets. La fameuse lumière blanche apparaît soudainement autour de nous et nous enveloppe délicatement. Son étreinte se referme et le paysage change. Je retrouve le toit. La première chose que je sens, est le vent brûlant sur ma peau qui hérisse les cheveux sur l'arrière de ma nuque. Je tourne sur moi-même pour enregistrer le décor. Le toit est, comme d'habitude, légèrement différent de la fois précédente. Cette fois, il y a une petite grue et quelques machines de chantier. Je scrute le paysage autour de nous, plus intensément. Rien de spécial, pas de portes donnant accès aux étages inférieurs, ni de planche inespérée et encore moins de cordes et de grappins pour descendre l'immeuble. L'adrénaline empêche mes poumons de respirer correctement. On entend les premiers coups de feu et comme à chaque fois mon cœur se met à battre plus vite. J'ai beau savoir que personne ne viendra jamais nous abattre c'est inévitable.
- Ant ?
- Oui.
Sa voix est aussitôt couverte par d'autres coups de feu. Il fronce les sourcils. À force d'assister à cette scène je pourrais presque voir les engrenages s'enclencher dans son cerveau.
- Les machines...
- Elles ne sont pas là pour rien. Acquiesce t'il.
Nous courons nous réfugier derrière les engins. Nous sommes à l'abri ici mais pas pour longtemps. Il faut trouver cette fichue sortie. Je détaille chaque machine.
- La grue !
Ant se tourne vers l'engin. Ses yeux s'accrochent au câble de levage qui pend dans le vide. Parfait pour nous projeter de l'autre côté. Étrangement il est très bas, en sautant on pourrait l'atteindre sans trop de difficulté. Quelque chose me dit que ce n'est pas qu'une coïncidence. Un sourire vient éclaircir le visage d'Ant. Ses yeux se mettent à pétiller comme à chaque fois qu'il s'agit de se jeter dans le vide.
Il attrape le crochet et se hisse à la force de ses bras. Il fixe ses pieds et enroule ses bras autour du câble de levage.
- Ça n'attend plus que toi Elissia !
- Très bien j'arrive.
J'essaie de refouler l'appréhension qui nait en moi à l'idée de me jeter dans le vide du haut d'une grue. Cela dit ce n'est pas plus fou que ce que j'ai fait pour échapper aux loyalistes il y a quelques jours... Je saute et réussis à attraper le crochet du bout des doigts. Ant se baisse attrape mon autre main avant que je ne tombe. Il me hisse à côté de lui de sa seule main libre. Je me retrouve élevée dans les airs puis projetée contre le lui. Il passe une main autour de mes hanches pour m'empêcher de tomber et me serre contre lui. Je sens quelque chose remuer dans mon ventre et je détourne le regard, embarrassée.
- C'est bon ?
J'hoche la tête et fuyant son regard. Tout à coup je sens sa main se poser sur mon visage et tourner ma tête vers le sienne. Je me pétrifie et croise ses yeux. Je sens la chaleur gagner mes joues et me mords l'intérieur de la joue.
- Tu ferais mieux de me regarder...
Je déglutis.
- Je veux dire... Si on n'est pas coordonné on risque de s'écraser comme des crêpes en bas de l'immeuble...
Il resserre son emprise autour de ma taille et je pose ma main sur le câble à mon tour.
- Prête ?
- J'espère...
Nous commençons à nous balancer dans les airs. Le câble s'élance vers le ciel avec l'allure d'une balançoire et je m'y cramponne désespérément. Bientôt la hauteur atteinte est assez importante pour gagner l'autre toit en sautant au bon moment.
- Maintenant !
Un autre coup de feu se fait entendre et je lâche le câble. Nos corps restent en suspension un dixième de secondes avant de brusquement s'effondrer sur le sol. Le choc est violent. Je roule sur plusieurs mètres de gravier. Je tente de me relever mais je sens une douleur violente me saisir à la cheville.
- Ant ? croassé-je la voix rouillée.
- Je crois que je ne me lasserai jamais de cette sensation ! S'exclame t'il.
- Et moi je crois que je suis bien heureuse d'avoir fait ça pour la toute dernière fois !
Il rit et je force sur ma cheville pour me relever. Je grimace.
- Ça va ?
- Je me suis simplement mal rattrapée...
Le paysage change alors. La pièce se dessine autour de nous lentement. Ant se tend mais beaucoup moins que lors des premières fois. Sa peur est beaucoup plus contrôlée. Je m'assois, ma cheville me fait mal. Ant s'assoit en face de moi et m'ôte ma chaussure. Je fronce les sourcils. Ma cheville a nettement gonflé... C'est mauvais ça...
- Comment va t'on faire si je ne peux pas marcher ?
- Je ne sais pas...
- On ne pourra pas ressortir de l'incendie. Enfin je ne vais pas en ressortir, fini l'épreuve sans moi.
- Arrête de raconter des conneries tu t'es cognée la tête en tombant tout à l'heure.
- Bien sûr que non, je vais te ralentir si...
- Alors j'irai moins vite. Je courrai pour deux s'il le faut Elissia...
Je reste silencieuse. Une fois que je suis résignée, Ant se tourne pour observer la pièce. Des portes. Partout. La pièce est longue de dix mètres environ sur chaque côté et présente sur la longueur de chacun des murs 5 larges portes. Soit 25 portes.
- Ant...
- J'ai vu.
- On est sensé faire quoi ?
Jusqu'ici lors de l'épreuve de l'enfermement, nous devions trouver un moyen de nous échapper. Sauf que là c'est 25 moyens de nous échapper qui sont à notre disposition.
- Il y a forcément un piège quelque part. On ne peut pas ouvrir simplement une porte et sortir.
Ant avance vers la porte la plus proche silencieusement. Sa main se pose sur la poignée. Je retiens mon souffle. Il tourne la poignée lentement. Et brusquement, il l'ouvre. Aucune explosion. Rien. Je me décale malgré ma cheville douloureuse pour voir ce qu'il y a de l'autre côté. Je m'arrête brusquement. Un mur de brique. Je serre les dents.
- À quoi ça rime ?
- J'imagine que seule l'une d'entre elle doit être la bonne. Murmure Ant en se mordant la lèvre.
- Alors quoi ? On aurait juste à toutes les ouvrir jusqu'à trouver la bonne ?
Ant ne répond rien. Il se retourne et s'arrête net. Je me tourne aussitôt en alerte. La pièce semble être devenue beaucoup plus étroite. Un long frisson me parcourt. Pourtant les murs n'ont pas bougé d'un millimètre mais ils semblent plus proches et le plafond moins haut. Ant déglutit.
- C'est pas vrai.
- Qu'est ce qui s'est passé ? Demandé-je
- J'imagine que Warren doit rapprocher les murs, petit à petit.
- C'est pas possible ils n'ont même pas bougé !
- Si c'est possible. N'oublie pas que Warren contrôle tout derrière son ordinateur, il lui suffit de construire une pièce plus étroite que la précédente et de les intervertir. Nos yeux ne peuvent pas capter l'image aussi vite et on ne se rend compte qu'après coup du changement.
- D'accord. Et donc la pièce rétrécit dés qu'on ouvre une porte...
Ant acquiesce lugubrement.
- On doit trouver la sortie le plus vite possible !
Je sens sa respiration s'accélérer dans mon dos. Je trébuche maladroitement sur ma cheville et m'approche d'une autre porte. Je l'ouvre violemment. Des briques.
Et la pièce devient encore plus petite. Ant se tourne à son tour vers les murs et sa respiration devient plus lourde.
- Pense à autre chose Ant.
- Comme quoi ? Fait-il avec un rire nerveux.
J'ouvre une autre porte précipitamment. Il faut que nous sortions d'ici. La superficie entière de la pièce semble diminuer. Le nombre de portes demeure identique mais elles rétrécissent à vu d'œil. Il ouvre une autre porte en tentant de contrôler sa respiration et je fais la même chose. J'en ouvre trois d'un coup. Deux autres. Une. Deux. Trois. Des murs de briques. Ant jette un regard en biais pour observer les murs et je ne peux pas m'empêcher de suivre son regard. Je frémis. Ils se sont déplacés encore plus vite que je ne le pensais, je pourrais toucher le mur en tendant le bras si je le voulais et le plafond est si bas que désormais je serai incapable de me lever. Les portes sont terriblement basses et étroites. Il en reste trois à ouvrir. Ant jette un regard étranglé autour de nous. Je sens son souffle haché contre ma peau.
- Ant.
Il ne m'écoute pas.
- Ant regarde-moi.
Soit il m'ignore soit il est devenu complètement sourd ! J'attrape son visage et le tourne brusquement vers moi.
- Regarde-moi.
Ses yeux se fixent aux miens, pétillants d'adrénaline. Son souffle ralentit puis finit par se calmer. Et lentement j'empoigne une nouvelle poignée. Ant retient sa respiration. J'entends presque son cœur battre dans sa poitrine. Et j'ouvre grand. Un couloir. Je respire enfin. Je sens la poitrine d'Ant se relâcher. Le soulagement m'envahit. La main de Ant serre la mienne fort et puis, brusquement, le décor bascule à nouveau. Comme à chaque fois, la scène se dissipe.
- Cours ! Hurle Ant.
J'entends une première explosion trop loin pour nous affecter. Ma cheville me fait mal mais je n'y prête pas attention. Une colonne de marbre s'effondre et nous coupe la route. Tout à coup une explosion retentit, plus proche que la précédente et brise une des vitres. Sans un regard Ant et moi prenons la direction de notre nouvelle sortie. L'incendie commence à se propager méchamment. Je déchire un bout de mon haut et me le plaque sur le visage. Une autre explosion retentit et je suis projetée plus loin. Je rencontre le sol brutalement et roule dans les gravats. Ma tête tourne affreusement. Je me relève sonnée. Ant n'est plus là. J'essaie de distinguer quelque chose autour de moi mais je ne vois pas grand chose à part une fumée noire et épaisse qui m'obscurcit la vue. Je sens la panique monter en moi. Une autre colonne s'effondre et je trébuche sous le choc. Je lâche un gémissement. J'ai la tête qui tourne. Qu'est-ce qui se passe ? Tout à coup je réalise que j'ai perdu mon bout de tissu dans l'explosion. Je couvre mon visage de mes mains et me relève. Je m'élance vers l'inconnu. J'aperçois de la lumière et me précipite vers la fenêtre. Je l'enjambe et débouche dans les jardins comme à chaque fois. Je tombe aussitôt sur le sol sans pouvoir faire un mouvement de plus. Ma gorge me brûle. Je suffoque et tente d'aspirer en vain la quantité d'oxygène suffisante pour me remettre. Je sens une aura noire recouvrir mon champ de vision.
- Elissia !
Je sens une main me secouer violement mais j'ai du mal à y voir clairement.
- Tu m'entends Elissia ?
J'ouvre les yeux sur le visage d'Ant penché sur moi. Je retrouve lentement mes esprits. Ses mains s'agrippent aux courbes de mon visage comme pour me maintenir avec lui et il ne me lâche pas du regard une seule fois. Je pose une main sur les siennes et lui signifie d'une pression que ça va.
- Tu m'as fichu une de ces peurs.
- Tu as peur de la voir mourir Ant ?
Je frémis. La revoilà. La voix est de retour.
- C'est intéressant. Ça me donne envie de jouer à un petit jeu.
Je m'assois. Encore quelques instants et tout sera fini pour de bon.
- Mais avant ça j'ai quelques questions pour vous. El commençons par toi. Je crois avoir compris quelque chose sur toi, Elissia... Tu as constamment peur.
Je ne réponds pas. La vérité serait de dire que je suis terrifiée.
- Tu as peur que le souvenir de ta mère te hante à jamais.
Ma mère apparaît dans son dos et je reste muette. Je me fais violence pour ne pas poser mon regard sur elle.
- Tu te sens coupable et tu as peur que se soit justifié.
Je détourne le regard.
- Tu as peur de ce que je pourrais te dire à cet instant. Tu as peur qu'on te juge Elissia Vank, c'est pour ça que tu détestes ces entrainements. Parce que tu sais que je serai le seul à te dire ce que tu ressens au plus profond de toi et ce que pensent les autres. Tu veux savoir ce qu'ils pensent de toi, la pauvre petite fille abandonnée et consumée par la rage jusqu'à en devenir folle ? Tu veux savoir ce que pense ta mère de sa fille chérie qui l'a laissée mourir ? Ça t'intéresse, mais je sais que ce que tu veux réellement savoir, c'est ce que ton père pense de toi. Bien sûr tu t'en doutes, après qu'il ait tenté de se débarrasser de toi à deux reprises, ça semble plutôt clair, mais tu voudrais qu'il te le dise. Tu le détestes parce que tu sais pertinemment que tu te berces d'illusion et que tu n'as jamais rien signifié pour lui et malheureusement tu ne pourras jamais le tuer parce que cet espoir te hantera à jamais.
Je ferme les yeux. Il ne faut pas que je prête attention à ce qu'il dit.
- Tu n'es rien. Tu cherches en vain celle que tu dois être mais tu n'es rien. Tu n'as jamais été plus qu'un fardeau.
Mes mains tremblent. J'essaie d'éloigner le doute mais il est trop fort. Tu n'es rien. Je ferme les yeux. Il ne doit pas m'atteindre. Pas encore.
- Ne l'écoute pas Elissia. Souffle Ant à ma droite.
Soudain il s'empare de ma main et je sursaute. Le cœur battant, j'essaie de me concentrer uniquement sur elle.
- Tu n'as plus de mère, tu n'as plus de père. Tu es seule Elissia.
Je frémis. Seule... N'y a t'il aucun remède envers cette solitude ?
- Non.
Je sors de ma transe. La main de Ant serre la mienne. Non. Lentement je me tourne vers lui. Ses yeux brillants me fixent. Mes doigts tremblent mais ce n'est plus à cause de la voix. L'espace d'une seconde, je n'ai plus peur.
- Tu n'es pas seule, je suis là Elissia.
Sa voix est douce. Terriblement douce. Et ses mots viennent, dévastateurs et bouleversent mon monde. Ils écrasent et tordent mes entrailles. Je broie sa main et il me répond en la serrant encore plus fort. Je ne peux plus la lâcher. Notre contact m'est devenu indispensable. Je sens le vent se soulever autour de nous. Des immeubles s'écrasent, une tornade se soulève. Une larme invisible roule sur ma joue. Mon cœur se serre dans ma poitrine. Il se serre tellement fort que j'ai l'impression d'étouffer. Je ferme les yeux. Je n'ai pas mal, non, je ne me suis jamais sentie aussi bien. Libérée. Tu n'es pas seule. Je me mords la lèvre. Comme j'ai espéré entendre cette phrase ! Je perds totalement conscience du monde autour de nous. Je les ai tellement espérés. Je m'effondre brusquement dans ses bras. Mes doigts parcourus de fourmillements s'agrippent frénétiquement à son dos et mon visage se presse contre son épaule. Je l'ai tellement attendu. J'ai tellement espéré avoir droit à cette seconde chance. Le fameux miracle. Seul un miracle pouvait me sauver et je l'ai trouvé. Ant est mon miracle.

DESCENDANTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant