CHAPITRE 10

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Le lendemain, lorsque la lumière commence à percer derrière les rideaux du dortoir j'ai déjà chaussé mes basquets et mis ma veste. J'ai passé toute la nuit à éplucher ce qui s'est passé hier. Sans résultat. Plus les secondes passent et plus je tente de me persuader que j'ai tout imaginé, mais le souvenir de la douleur lancinante à mon front réveille en moi trop de choses pour que ce ne soit qu'un rêve.

Je suis passée plus tôt, alors que les autres dormaient, à la salle de bain. La plaie dans mon dos ne s'est pas infectée ce qui est plutôt positif. J'ai emprunté quelques médicaments à l'infirmerie du bâtiment mais je n'ai guère les compétences pour améliorer mon état. J'ai toujours mal, surtout lorsque je me lève et me baisse mais aussi incroyable que ça puisse paraître, je commence à m'y habituer, enfin je crois...
Lorsque je quitte le dortoir en direction de la cantine les autres commencent à peine à tirer leur couverture. Je zigzag au hasard pendant plusieurs minutes dans les longs couloirs. À cette heure j'ignore si la cafétéria sera déjà ouverte. La lumière continue de percer à travers les rideaux turquoises des cascades. Dehors l'air semble frais, je distingue un ciel bleu sans nuages, à moins que ça ne soit la couleur de la cascade qui trouble ma vue. J'autorise mon imagination à divaguer une dernière fois avant la journée. Je suis aussitôt envahie par le souvenir brulant des carcasses rouillées des trains, par les hurlements des victimes et leur sang qui se répandait sur le sol comme s'amoncèlent les feuilles d'automne. Mon front se met alors à me bruler et je dois me tenir au mur pour rester debout. Je prends une profonde inspiration. Il faut que je me calme.
Dans un dernier élan d'énergie, j'essaie de me persuader définitivement que ce que j'ai vu n'est pas arrivé.
Mais j'en suis incapable.

Lorsque je me décide à aller manger il n'y a presque personne. Seuls quelques tables sont occupées. Les gens y sont accoudés avec la mine maussade et fatiguée de quelqu'un qui aurait été privé d'une bonne nuit de sommeil. Trempant leur toast dans leur jus d'orange au lieu du lait, il me regarde à peine lorsque j'entre. Je m'installe à la table habituelle. Elle semble un peu vide sans l'agitation que nous lui donnons à chaque repas. En son centre il y a déjà de quoi nourrir tout notre tablée. Je me serre un peu de jus de fruit parmi les cinq proposés et un toast grillé à point. Je mets un moment à réaliser qu'il y a une autre personne sur la table. Ant y est assis à l'autre bout. Je ne sais pas s'il m'a vue mais il ne semble pas se soucier de moi. Ces yeux papillonnent sur l'assiette de nourriture devant lui, puis sur les murs abimés de la cafétéria, et sur les endormis à la table de droite. Mais pas sur moi. À croire que je suis invisible. Une pensée panique me traverse et je déglutis. Et si j'étais encore dans un de ces rêves ? À ce moment précis, Cassie entre en cascade avec un rire chaleureux et une dégringolade de boucles blondes sur les épaules.
- El ! Tu as bien dormi ? me demande t'elle ce qui me rassérène.
- Ça peut aller et toi ?
- J'ai dormi comme un loir ! Enola a du s'y reprendre plusieurs fois pour me tirer de sous les couvertures !
Je jette un coup d'œil à Enola qui se trouve derrière. Elle me rend un sourire timide et s'assoit à la droite de Cassie.
- Je te trouves fatiguée Gamine tu as bien dormi ? demande une voix trainante dans mon dos.
Je ne mets qu'une seconde à me rendre compte que c'est Travis. Je le jauge muette, me demandant si c'est une provocation et si je dois y répondre. Je décide de faire comme si de rien n'était.
- Oui très bien merci.
- Pourtant je t'ai entendu parler dans ton sommeil.
Mon ventre se serre.
- Maman attention ! Stop arrêtez, ne leur faite pas de mal ! Comme c'est touchant tu ne trouves pas ?
En me creusant la tête, je finis par me souvenir du rêve. J'étais dans une pièce immense entourée de gigantesques fenêtres comme celles de la gare. Ma mère se tenait droite devant, moi. Trop droite pour aller bien, trop droite pour être vivante. Je crois que c'est ce que je m'étais dit en la voyant ainsi. J'avais ensuite entendu puis vu le couteau dans sa poitrine, avec l'auréole de sang autour qui grandissait à vue d'œil. Mon cri a retenti, strident. Et je me suis précipitée vers elle.
Le paysage chavirait, les couleurs devenaient trop vives, puis à la seconde suivante aussi pâles que la mort. Ce jeu de couleurs me retournait l'estomac. Je ne voulais pas qu'elle meure encore. C'est la seule chose à laquelle je pensais, qui importait. J'ai tenté de courir pour la rejoindre mais je ne pouvais plus bouger. Mon corps semblait figé, ma respiration s'est faite plus rapide, plus insistante. Tout moi implorait de la rejoindre, rien qu'une seconde, mais la tempête des éléments s'élevait, offrant dans le calme le plus complet, une véritable tornade qui m'empêchait de faire le moindre pas en avant.
Tout à coup du sang s'est répandu, partout. Sur les vitres, sur mes habits, sur le sol... une pluie assassine a envahi la gare. J'ai levé la tête, cherché une brèche au le toit immaculé. Le visage levé, ma peau s'est aussitôt couverte de rouge, des milliers de gouttes de sang qui inondaient mes joues, s'amoncelaient dans ma gorge et m'empêchaient de respirer. Des cris ont surgi de toute part. J'ai vu des Hommes accroupis sur le sol et les flammes dorées se rapprochant de leur corps vulnérable. Puis tout est devenu noir et je n'ai plus senti que le regard glacial de mon père sur mon visage.

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