Tu te souviens de ces jours froids ? De ces jours glacés qui ont fait trembler la ville ? Je m'en souviens particulièrement au moment où je t'écris cela. Tout le monde avait froid, la température était si basse que l'on pouvait geler sur place.
Mon cœur était déjà gelé. Tu sais, je revenais les soirs comme si de rien était, mais au fond j'étais un véritable glaçon. Ce que je vivais au lycée, c'était l'horreur absolue mais vous ne savez pas car tout le monde s'arrangeait pour ne pas en parler lors de votre présence.
Vous ne savez pas ce que j'ai vécu.« C'est le sept ou huitième jour de l'année le plus froid de la saison. Pendant que je tente de réchauffer mes mains, mon estomac cri famine. Je n'ai pas beaucoup mangé ces derniers temps, à cause de tout cela, de ce qui se passe. Zafrina pianote sur son téléphone à côté de moi, le nez devenu rouge par le froid.
Elle ne voit pas le regard des autres quand nous arrivons au lycée. Elle ne voit pas toute la haine que je subis depuis des jours et des jours déjà. Tant que je reste à ses côtés, ils ne me feront rien que me jeter des regards venimeux. Mais quand elle partira, ils viendront me faire subir tout un tas de choses dont je ne veux même pas prendre connaissance.
J'avale difficilement ma salive.
Que vont-ils faire cette fois ? Ils sont plutôt créatifs pour faire du mal aux autres, comme si c'était un concours, ils nous infligent le plus possible de peur, de terreur et de douleur. Celui qui aura fait le plus de mal a le droit à une récompense.
Zafrina me fait un signe de main avant de tourner au coin d'un couloir. Maintenant, je dois me débrouiller toute seule pour survire une journée de plus dans ce lycée pourrie.
Pendant encore deux ans en comptant cette année. Je vais mourir.
Je n'ose plus avancer. Pourquoi Jérôme a-t-il fait cela ? Dans quelle merde m'a-t-il laissée ?
- Hé la moche, dit quelqu'un en me retenant par l'épaule.
Le type me sourit méchamment, j'ai l'habitude avec le temps. De plus, je dois m'y habituer puisque je ne peux pas changer de lycée. J'ai envie de pleurer.
- Alors, des nouvelles de Valeska ?
- Non.
Il vaut que je réponde, sinon, je suis certaine de retrouver mon sac dans la poubelle. Même à cet âge ils agissent comme des gamins, même à cet âge j'ai l'impression de retourner quelques années en arrière où nous étions tous bêtes.
Comme quoi la méchanceté restera gratuite pour la vie.
Le gars me pousse en arrière mais je ne tombe pas tandis qu'un des garçons s'empare de mon sac. J'essaie de le reprendre mais des personnes viennent vivement me retenir par les bras et j'ai beau me débattre de toutes mes forces, je n'arrive pas à fuir leur emprise.
- Lâchez-moi !
Le gars qui tient mon sac de cours l'ouvre et fait tomber toutes mes affaires par terre. Vincent marche sur mes affaires tout en rigolant.
- Mais vous avez quel âge ? Dix ans ? C'est quoi votre putain de problème ?
- Notre problème, c'est toi.
Je ne parviens pas à croire que tout cela est de ma faute de mon meilleur ami. Enfin, je ne sais plus s'il l'est vraiment.
- Je n'ai rien à voir dans cette histoire !
Bien évidement, ils ne me croient pas. Quand ils me libèrent, je me baisse aussitôt pour ranger mes affaires dans mon sac mais c'est la chose que je n'aurais pas dû faire. Un des garçons me donne un coup de pied aux fesses et je tombe en avant, le menton s'éclatant contre le sol. Mon menton me brûle soudainement et me pique, tandis qu'une vive douleur se propage à ce niveau.
Les garçons éclatent de rire tandis que des larmes me montent aux yeux. Ils continuent de rigoler quand je m'ennuie vers l'infirmerie du lycée, affaires dans mon sac. Du sang coule le long de mon menton et le long de ma gorge. Les gens me regardent, certains me pointent du doigt et ricanent.
Finalement, c'est avec soulagement que je me rends à l'hôpital. Je n'aurais pas à supporter leur harcèlement à chaque heure de cours. Je peux enfin respirer, pas totalement, mais j'ai l'impression d'avoir un poids en moins sur la conscience.
J'ai prétexté sur j'étais tombée accidentellement auprès de l'infirmière, de ma sœur et mon frère. Ils ne se doutent de rien, tout va pour le mieux.
Je grimace quand le médecin me recoud le menton mais je sais que cette douleur n'est rien comparée à celle que je ressens au fond de mon cœur. Je m'en veux d'avoir été amie avec une seule personne, je m'en veux de m'être ouverte à une seule personne. Je n'aurais pas dû rester isolée avec lui, c'était une erreur. Maintenant, je ne peux plus rien réparer, tout est scellé. Si je dois me faire des amis, il faudrait que je déménage hors de cette ville mais il en est hors de question.
J'ai l'impression de mourir chaque fois que quelqu'un évoque son prénom, à chaque fois que je pense à lui. Ça me tue.
- Où est-ce que tu étais ? s'exclame immédiatement ma mère. Tu es notée absente au lycée !
- À l'hôpital.
Je lui désigne mon menton sans la moindre expression sur le visage. Elle paraît soulagée, comme si elle avait cru que je l'avais vu. Il n'en est rien.
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Je suis tombée, rien de grave, haussé-je les épaules.
Elle paraît me croire, tant mieux parce que je ne dirai rien. Ma mère me regarde plus tendrement qu'il y a quelques secondes.
- Tu me le dirais si quelque chose n'allait pas, pas vrai ? dit-elle.
- Bien sûr, sourié-je.
Je souris pour paraître la plus sincère possible tout en sachant qu'il n'en est rien. Je monte les escaliers, le visage se décomposant à chaque marche que je grimpe, quand je suis hors du champ de vision de ma mère. Je finis par m'enfermer dans ma chambre et me jeter sur mon lit. Je ferme les yeux en laissant couler une larme de profonde tristesse.
Cela fait quelques semaines que je subis ce harcèlement et j'ai l'impression que ça fait des mois voire des années.
Je n'en peux plus, je ne sais pas quoi faire. Je suis totalement perdue. Je n'ai plus rien pour m'accrocher, personne sur qui poser une épaule. Que suis-je censée faire ? Dire à ma famille que l'on me harcèle ? Parce que j'ai eu la mauvaise idée d'être meilleure amie avec la mauvaise personne ?
Je suis secouée par des larmes. Je ne sais pas, je ne sais plus quoi faire.
Son absence me tue, me rend faible. Est-ce possible de ressentir autant quelque chose pour une personne ?
Ma mère m'appelle pour manger mais je réponds que je n'ai pas faim puis vient enfin le silence de la nuit où aucune bruit ne se fait entendre, où le calme est maître. Je n'ai pas eu la force de me lever pour aller prendre ma douche ou même aller aux toilettes. Je ne me crois pas capable de bouger, je suis comme paralysée.
Pourquoi ma vie a-t-elle tourné vers cette route dangereuse ? Pourquoi tout est devenu si différent ? Pourquoi ai-je l'impression d'être morte de l'intérieur ?
Quelques heures plus tard, en plein milieu de la nuit lorsque j'ai trouvé la force d'allumer la lumière, j'entends la fenêtre de ma chambre glisser vers le haut alors qu'elle était légèrement entrouverte. Instinctivement, je me dresse sur mes deux pieds, prenant garde à la personne qui rentre dans ma chambre.
Je me paralyse de la tête aux pieds, la salive coincée dans ma gorge.
De plus, je ne sais pas si la première chose que je dois faire est pleurer ou me mettre en colère.
- Qu'est-ce que t'as fait à tes cheveux ? demandé-je.
C'est la seule chose que je trouve à dire parce que je n'ai pas les mots pour exprimer ce que je ressens.
- Tu aimes bien ? Ça change, non ?
- Et les gens qui me maltraitent, ça change aussi non ?
Autant jouer sur le ton ironique avec lui. Je n'exprime pas le moindre sourire alors qu'avant, mon sourire s'illuminait dès que je voyais son visage. Il était mon rayon de soleil, maintenant il n'est plus que l'ombre de moi-même. En se détruisant lui-même, il m'a détruite. J'ai un poids sur le cœur en le regardant
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- Tu veux savoir ce que je subis au lycée à cause de toi ?
Il lève un sourcil, une expression amusée. Je lui en veux de se moquer totalement de cette situation, ce n'est pas lui. D'habitude, il n'est pas comme cela. Ce n'est pas lui, dans ce corps, c'est une autre personne.
- Ils me lancent des pierres. Ils jettent mes affaires à la poubelle. Ils m'enlèvent mes vêtements. Ils mettent de la colle dans mon sac. Ils me poussent dans l'herbe et dans les escaliers. C'est encore un miracle que je ne me sois rien cassée d'ailleurs, ricané-je avec sarcasme.
Je chasse mes larmes.
- Tu sais, ce n'est pas à toi que tout cela arrivera mais c'est de ta faute si tout cela m'arrive. T'es l'unique responsable de ces personnes qui me coincent dans les toilettes ou dans le coin d'un couloir.
Jérôme sourit toujours mais ce n'est pas quelque chose de bon, de joyeux, plutôt quelque chose d'effrayant et malveillant.
- Comment t'as pu me faire ça, à moi ? J'ai absolument tout fait pour toi, j'ai toujours été là. Et maintenant, à cause de toi, je subis cela.
- Mystère et boule de gomme.
- Je ne plaisante pas !
Le fait qu'il prenne cela à la rigolade me fait mal encore plus mal parce qu'il n'en a rien à faire de moi. Comment j'ai pu passer d'une personne importante pour lui à une simple chose insignifiante ?
- C'est tout ce que cela te fait ? Tu rigoles parce qu'on me fait du mal ?
Il hausse les épaules, les mains dans le dos. Mon meilleur ami a maigri, je le vois bien à présent. Il a perdu tous ces muscles qu'il avait réussi à développer pendant toutes ces années de boxe. Ses joues sont plus creusées, marquées.
J'aimerais qu'il réagisse, qu'il redevienne celui qu'il était auparavant. Mais rien de lui ne redeviendra celui qu'il était auparavant. Comme s'il avait disparu à jamais.
- C'est quoi ton problème ? Pourquoi est-ce que tu ne dis rien ? Pourquoi est-ce que tu es aussi con ?
Plus le temps passe, plus je me rends compte que tout est du vent avec lui. J'ai l'impression de ne plus rien représenter.
- S'il y avait une once d'amitié entre nous deux, tu ferais quelque chose pour moi, craché-je avec dégoût. Mais t'es devenu un véritable monstre et tout le monde sait.
J'insiste sur chaque mot, me moquant complètement de la conséquence de mes paroles. Je vois bien que dans son regard il le prend mal, Jérôme serre les dents sans cesser de sourire tout en grimaçant. Mais en disant tout cela, je me fais plus de mal à moi qu'à lui, bien que le but soit seulement le contraire.
Est-ce devenu un rituel pour lui de rentrer dans ma chambre ? Combien de temps va-t-il continuer avant d'arrêter ? Est-ce parce qu'il tient un minimum à moi ? Où est-ce pour me prévenir que le jour où il ne viendra plus la chute sera dure ? Je préfère qu'il s'en aille maintenant et ne plus le revoir qu'il continue à venir et m'abandonner d'un coup, sans prévenir.
- Dégage, je ne veux plus te voir.
Je lui lance cela avec tellement de hargne dans ma voix qu'il en est lui-même surpris. Ses yeux verts ont perdu cette intensité, ce quelque chose pétillant. Autrefois je pouvais décrypter chacun de ses expressions mais à présent, je ne le connais plus, il est perdu et c'est tellement douloureux pour moi.
Cependant, il ne bouge pas d'un pouce.
- Dégage ! crié-je cette fois, assez pour que je sois entendue.
Il ne se fait pas prier pour passer par ma fenêtre, disparaissant en plein milieu de la nuit. Quelques instants plus tard, mes parents débarquent dans ma chambre, alertés par mon cri.
- Qu'est-ce qui se passe ? dit ma mère.
- Un papillon de nuit, c'est tout, répliqué-je froidement.
Ils me regardent un instant avec attention.
- Ça va, dis-je sur le même ton, peut-être encore plus froidement.
Eux aussi s'éclipsent rapidement et je me retrouve complètement seule, perdue et déboussolée. Demain quand je retournerai au lycée, l'enfer va reprendre.
Et il s'en fout. »Alors voilà une autre partie de ma vie qui j'espère t'éclairera sur mon comportement. Mais ce n'était ni la première, ni la dernière fois qu'il se présentait dans ma chambre. Ce n'était que le commencement.
Je n'ai pas réalisé que mes paroles allaient apporter de telles conséquences aussi sanglantes. Je ne pensais pas qu'il allait agir et finalement, il l'a fait. Mais ce n'était pas ce que j'attendais de lui, je n'attendais pas à tout cette suite.
J'attendais simplement à ce qu'il redevienne celui qu'il était, la personne avec qui j'ai parlé la première fois.
Et tu vois, c'est ma faute si Vincent est mort.
