Ma mère s'approche de moi après m'avoir observée pendant une bonne minute. Elle s'assoit sur le canapé, croise les jambes, la tête tournée dans ma direction.
— Ça va ?
— Non.
Pourquoi mentir ? Je ne vais pas bien, il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. Même sans me regarder dans un miroir, je sais que mon visage affiche toute la peine, la souffrance et la douleur du monde.
Je sais que sur cette planète il y a des gens qui souffrent beaucoup plus, qui sont dans la misère et que personne ne les aidera mais moi, j'ai juste l'impression d'être en train de mourir.
Ou d'être déjà morte.
Il y a un instant où quand j'ai su que j'étais en vie. C'était quand mon regard a plongé dans les yeux de Bruce et qu'il m'est apparu comme un sauveur, comme si le haïr un ange.
Un ange noir.
— C'est dur, j'en ai conscience.
— C'est dur pour toi. Pour moi, c'est différent. Tout est amplifié.
Je soupire, ne voulant pas en dire trop.
— On commence la publication dans deux semaines, changé-je de conversation.
- J'ai hâte de pouvoir feuilleter ce que tu as dessiné et me plonger dans cette histoire.
Ma mère est ma plus grande fan. Depuis que je suis partie et même un peu avant, notre relation s'est adoucie. Elle aussi. C'est différent, elle a vraiment peur de me perdre, d'apprendre par le téléphone que je me suis donnée la mort. Sauf que je n'en ai jamais eu le courage, mettre fin à tes jours, tu le penses mais en serais-tu capable ? Réellement ?
Ceux qui parviennent à se tuer sont les plus courageux.
- Nous sortons au restaurant ce soir, il faut fêter ton retour même s'il ne sera que de courte durée.
- D'accord.
Si j'avais été moi-même, la fille que j'étais il y a quelques années, j'aurais regardé ma mère droit dans les yeux. J'aurais lancé un petit sourire et puis peut-être que je l'aurais prise dans mes bras si elle ne me repousserait pas.
Si j'avais été une autre personne, je serais déjà partie me préparer dans la chambre. J'aurais mis du maquillage mais pas trop, juste la base. Fond de teint, mascara, highlighter. Peut-être que j'aurais pris deux ou trois selfies. En fait, j'en aurais pris des tonnes pour garder seulement deux photos.
C'est toujours comme ça que ça fonctionne.
J'aurais fait tout ça, sauf que je ne le fais pas. Parce que je ne suis pas cette personne, parce que je ne le suis plus et parce que je ne le serai jamais plus.
Lorsque nous rentrons dans le restaurant, un serveur vient tout de suite nous accueillir. Il nous amène à notre table et, par mon plus grand désespoir, une partie de notre famille est déjà présente. Autant dire que je les déteste beaucoup, car ils me traitent comme si j'étais ma sœur. Comme si j'étais Kate.
Ils ne prennent pas la peine de faire semblant de me sourire, tout le monde me déteste.
Mais s'ils me détestent, c'est qu'ils m'ont aimée un jour.
— Comment avance ton livre ?
— Ça va.
Ma tante n'aura pas plus de réponse de ma part, elle n'en vaut pas la peine. Personne n'en vaut la peine.
Alors que la famille s'engage dans une discussion à mourir, je remarque coin de l'œil quelqu'un a une autre table. Ils sont trois, deux hommes et une femme.
Enfin, une jeune femme. Mon âge, probablement. Ses cheveux roux sont flamboyants. Elle paraît hypnotisée par un des deux jeunes hommes, celui au sourire contagieux. Le second regarde le plafond avec attention, ayant à peine touché à son assiette.
Puis, il tourne les yeux vers moi avant de se figer.
Le coude sur le bord de la table, il glisse et ma tête bascule légèrement en avant. Toute ma famille remarque cela, mes frères rigolent.
Bruce se lève et s'excuse auprès de ses deux amis puis se lève de table pour se diriger vers moi. Je m'excuse auprès de ma famille qui me regarde bizarrement à présent. Puis ils comprennent lorsqu'ils le voient.
Nous nous rejoignons à mi-chemin de la table de l'un et de l'autre. On se dévisage pendant un moment comme si nous nous connaissions pas.
Et j'ai l'impression que tout s'efface autour de nous —
Et j'ai l'impression qu'il n'y aura plus rien pour nous gêner.
- Je croyais que tu retournerais à Los Angeles, dit-il.
- Il me reste encore quelques jours auprès de ma famille.
Ses yeux n'ont jamais paru aussi foncés.
- Tu es venu accompagné.
Il se retourne pour jeter un coup d'œil à ses deux amis qui nous dévisagent sans gêne à l'image de ma famille. Ces deux personnes, je les ai déjà vus, j'en suis certaine. Ma mémoire ne me fait pas défaut.
Il tourne à nouveau le visage dans ma direction. J'ai l'impression qu'il me regarde avec peine. Ça me fait mal au cœur, j'ai tellement mal en ce moment que cela accentue la douleur.
- Ta nouvelle copine n'est pas avec toi ?
- Nous ne pouvions pas rester ensemble. Nous étions trop différents.
Aussi cruel que ça l'est, je ne suis pas désolée pour lui, je n'ai pas envie de l'être. Je crois que je n'ai même pas envie d'être, d'exister tout court. J'aurais aimé qu'il me dise que c'est par rapport à moi, mais il ne dit rien.
C'est mieux comme ça au final.
Il hoche la tête.
- Passé une bonne soirée alors.
Je lui fais un signe de main comme si j'avais huit ans, telle une gamine. Mais il attrape mon poignet avant que je rejoigne la table où se trouve ma famille.
- Je t'aime. Toujours.
Et la seconde suivante, c'est comme s'il devenait quelqu'un d'autre, comme si nous étions dans un autre monde. Nous pouvons entendre une explosion pas très loin du restaurant, qui en fait trembler les murs et les tables. Les personnes présentes dans le restaurant arrête immédiatement de parler.
Bruce ne décroche pas son regard du mien. Il ne bouge pas, il ne va pas voir ce qui se passe. Batman a vraiment disparu ? C'est son ami Clark qui se lève, un grand type aux cheveux noirs et à lunettes, laissant la rousse à la table du fond. Son ami sort du restaurant et disparaît dans la rue pour certainement voir ce qui se passe.
- Tu devrais rentrer chez toi. New York n'est pas sure comme ville.
Et à cet instant, je comprends qu'il n'y aura jamais la possibilité qu'on puisse être de nouveau ensemble. Ça fait mal, je crève davantage. Son regard est dur.
- Merci pour tout, Bruce. Même si nous ne pouvons pas être ensemble pour la vie, merci. T'as été la meilleure personne de toute ma vie. Je ne t'oublierai jamais. Merci.
C'est tout ce que je peux lui dire.
Il me lâche, me tourne le dos puis sort du restaurant avec la rousse sans me décrocher la moindre attention. J'ai l'impression que mon cœur part en miettes.
Lorsque nous évacuons le restaurant, nous entendons des explosions à quelques rues d'ici.
- Qu'est-ce qui se passe encore ? se plaignent mes frères.
- Superman va intervenir, dit mon père, confiant.
Un jour, nous ne pourrons plus compter sur la présence des héros pour nous sauver car l'humain est un être destructeur par nature. Il a toujours été ainsi depuis la nuit des temps et il ne s'arrêtera pas de si tôt.*
Le lendemain, je prends l'avion pour Los Angeles. C'était pas prévu au départ mais je crois que mon humeur est pire ici qu'ailleurs.
Cette ville me détruit jusqu'à la moelle.
Je déteste New York.
Lorsque je grimpe dans l'avion, je ne regarde pas une fois en arrière même si j'espère voir Bruce courir pour me rattraper, pour m'empêcher de prendre cet avion.
Mais ça ne se passe pas comme dans les films.
Ça ne se passe pas comme ça.
Je m'installe dans mon siège, à côté d'un hublot et regarde la piste. Mon envie de rentrer à Los Angeles est tellement forte que ce sera un soulagement lorsque nous quitterons la terre pour le ciel.
En attendant, un type un peu plus âgé que moi se laisse tomber dans le siège à côté. Je reste bloquée sur son visage quelques instants. Il attache sa ceinture puis me sourit.
C'est un sourire franc, l'un des plus beaux.
Égal au sourire de Bruce.
Il penche la tête sur le côté.
- Triste de partir ? demande-t-il.
- Pourquoi cette question ?
- Vous pleurez.
Une seconde passe avant que j'essuie ma joue. Je ne m'en étais même pas rendue compte. L'avion démarre et nous quittons enfin la piste. Je suis soulagée de voir que nous prenons de l'altitude, que nous partons, enfin. Je ne veux plus remettre les pieds dans cette ville, plus jamais.
Mes parents ont été compréhensifs vis à vis de mon soudain départ. Ils envisagent même de déménager pour Los Angeles.
- Non, pressée de partir, je réponds à mon voisin.
- Moi aussi.
Il croise les mains derrière la tête et ferme les yeux. Ses cheveux sont plus clairs que ceux de Bruce. Et contrairement à moi, ce type paraît heureux, comme serein. J'aimerais tellement avoir cette vie. Une vie où la souffrance n'existe pas.
Il ouvre un œil et me regard. Je détourne les yeux, prise de court.
- Salut.
Il me tend une main que je regarde pendant un moment. Elle est fine, ses doigts sont longs. La manche de son sweat est remontée jusqu'au coude. On dirait presque un anorexique.
Je lui serre la main.
- Salut.
Il continue de sourire avant de fermer les yeux.
- Si tu continues de me dévisager comme ça, je vais penser que tu vas me tuer dans mon sommeil.
- Ah.
Étant donné ma réponse, il ouvre les yeux et me dévisage en fronçant les sourcils. J'ai enfin réussir à lui faire perdre son sourire le temps de quelques secondes.
- Je plaisantais. Appelle-moi Alden. Vraiment, appelle-moi, me fait-il avec un clin d'œil.
- Attends, quoi ?
- Je plaisante. Détends-toi ! lève-t-il les yeux au ciel. Nous sommes à des heures de Los Angeles, j'essaie juste de faire la conversation.
- En me draguant.
- T'es la seule à avoir parlé de drague ici. Qui te dit que je n'ai pas une copine ?
- Qui te dit que je n'ai pas de copain ?
- Si tu en as un, j'espère que c'est un type bien, qu'il ne te rend pas triste. Il n'y a rien de plus triste qu'une personne qui te met dans cet état. S'il laisse pleurer une personne aussi belle que toi, franchement, c'est qu'un con.
Je me sens soudainement rougir. Je ne sais pas qui est ce type ni même à quoi il joue, mais il a quand même du cran.
- Donc, tu n'as pas de copain.
- Tu sais que t'es bizarre ?
- Je te rassure, je ne suis pas un tueur en série.
Je lève les sourcils.
Il est complètement dingue.
- Alors, pourquoi quittes-tu New York ?
- Cette ville me rend plus dépressive que je ne le suis déjà. Et toi ?
- J'étais venu faire une surprise à ma copine mais lorsque je suis entré dans son appartement, elle était en train de coucher avec mon meilleur ami.
Il serre les poings sur ses cuisses mais continue de sourire comme si ce n'était rien.
- Désolée.
- Alors comme ça, t'es dépressive ?
- Trouble de borderline.
- C'est pareil. Mais je suis désolé.
- Ne le sois pas. Tout le monde est désolé sans vraiment le penser. Ne le sois pas. Ça fait davantage plus mal.
Il regarde les nuages par le hublot pendant un long moment avant de poser à nouveau les yeux sur moi.
- Tu ne souffriras pas toute ta vie Zafrina.🤡
à suivre...
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