"Lettre à ma violeuse"

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Article écrit le 25 novembre 2016, dans Au Féminin.

Alexia a 19 ans et souffre d'anorexie mentale. Dans son livre "La faim du petit poids", elle raconte son combat contre la maladie. Il y a un mois, elle a découvert qu'elle avait été violée dans son enfance. Sortie de cette amnésie post-traumatique, elle a décidé d'y faire face en adressant un message à son agresseuse.

A toi que j’ai admirée. A toi que j’ai enviée. A toi que j’ai idolâtrée. A toi que j’ai aimée.
A toi qui m’a rejetée. A toi qui m’a utilisée. A toi qui m’a manipulée. A toi qui m’a harcelée.
A toi qui m’a touchée. A toi qui m’a embrassée. A toi qui m’a déshabillée. A toi qui m’a pénétrée.
Mais à toi surtout qui m’a violée, voilà ce que je voudrais te dire, maintenant que je me souviens, maintenant que je n’ai plus peur de te parler, maintenant que j’ose enfin t’affronter.

J’aimais l’école et toi tu préférais les garçons. Dans la cour de récréation, moi j’apprenais mes leçons pendant que tu les faisais tourner en rond. Quand je sortais le nez de mes cahiers pour te regarder je me disais que tu avais de la chance qu’ils te voient, qu’ils jouent avec toi, qu’ils soient tous amoureux de toi. Moi je n’étais rien. Ni pour eux. Ni pour toi. Tu m’aimais bien mais seulement pour combler les trous de ta journée quand ta cour n’était plus à tes pieds pour te divertir ou te charmer. Et moi, tellement seule et avide d’affection, en carence de tendresse, en besoin d’amitié, j’ai accepté que tu me fasses déjà l’honneur de m’accorder cette ridicule place dans ton cœur. Je m’inclinais à tes exigences en m’efforçant de correspondre aux attentes que tu formulais : servante, confidente, repose-pieds, souffre-douleur, bouche-trou…

Là où l’école était initialement pour moi un lieu de sécurité et d’épanouissement, la salle de classe et la cour de récréation sont rapidement devenues des cachots de torture, des maisons de correction. J’ai toléré que tu m’écrases. Je me suis résignée à ce que tu me dégrades. Les autres enfants nous regardaient jouer, ils me voyaient tous m’effondrer, crouler sous le poids de tes mots humiliants et t’acclamaient. Ils applaudissaient ton éloquence et acclamaient la facilité avec laquelle tu vomissais sur moi ces obscénités ; cette émulation renforçant ta popularité, tu prenais un plaisir chaque jour grandissant à intensifier la violence de tes propos, et la brutalité de tes actes.

Pourtant, un jour, tu en as eu assez.
Tu m’as convoquée dans ma chambre lorsque je t’avais invitée chez moi et que tu avais daigné te rendre dans ma misérable demeure où rien de ce que je ne possédais n’était suffisamment luxueux et clinquant pour la personne superficielle et exigeante que tu étais. Tu m’as expliqué que les règles du jeu allaient être un peu modifiées.

J’aurais été prête à accepter n’importe quoi pour que tu ne me délaisses pas. J’avais trop peur d’être seule. J’avais trop besoin de quelqu’un. Déjà que je n’avais pas de papa, il fallait bien que je m’accroche à quelque chose, à quelqu’un pour trouver du sens à ma vie. Tu n’étais pas la solution idéale, au début je le savais bien. Mais c’était mieux que rien. Je me disais qu’au moins, j’avais quelqu’un. J’étais tellement dans le besoin.

Tu avais parfaitement conscience de ma fragilité. C’est pour cela que tu n’as pas eu peur de me demander de monter avec toi dans ce manège vertigineux et indécent. Je crois que je t’ai dit tout doucement que je ne voulais pas. Je crois que je t’ai dit gentiment que ce n’était pas de notre âge de plaisanter avec ces jeux-là. Mais tu as haussé le ton et tu m’as menacé de trouver quelqu’un d’autre avec qui t’amuser. Quelqu’un de plus sympa, de moins crispée. Alors je me suis tue. J’ai fermé le bouche et ne l’ai réouverte que quand ta langue râpeuse et visqueuse a forcé l’ouverture de mes lèvres que je pinçais pour garder fermées.

Tu avais fermé les volets. Il faisait sombre. Tu avais verrouillé la porte de ma chambre. Nous étions seules. Personne ne viendrait nous déranger. Tu disais que nous étions en sécurité. Personne ne verrait rien. Personne n’entendrait rien. Tu as même réussi à me faire oublier pendant dix ans ces viols à répétition que tu m’as infligés. Encrassée et traumatisée par la brutalité de tes caresses, mon corps s’est figé dans l’enfance, ma mémoire s’est cristallisée dans le silence.

Les règles du jeu se durcissaient, les gestes étaient plus profonds, plus intenses. Quand tu estimais que nous avions assez joué, tu me délivrais de cette immonde caverne poussiéreuse dans laquelle tu m’enfermais et m’autorisais à ouvrir la porte du placard derrière laquelle je me cachais pendant que tu vérifiais qu’aucun adulte ne nous avait entendues. Tout sourire tu ouvrais les volets comme pour m’éblouir afin que j’oublie l’infamie. Comme si la lumière pouvait laver la souillure de l’immondice des violences sexuelles que tu me faisais.

Et puis tout s’est arrêté le jour où j’ai déménagé. Et tu as raison. J’ai tout oublié. Ma mémoire pourtant si performante a tout effacé. Traumatisme, honte, indignité. Je suis restée bien sage. Tu as vu, j’ai respecté les règles du jeu. Je n’ai pas ouvert ma bouche. Je n’ai pas parlé. Je ne t’ai pas dénoncée. Parce que j’avais trop honte d’en parler. Parce que je me sentais coupable d’avoir accepté. Parce que j’avais peur que tu m’accuses de mentir, de déformer la réalité.
Obsolescence programmée.
Dix ans de silence. Dix ans à refuser de laisser émerger à ma conscience les souvenirs de mon enfance.

Quand je suis partie, je pensais qu’enfin je serai libérée de ton emprise. Je perdais toute ma famille mais je regagnais enfin ma liberté.
C’est ce que j’ai pensé. C’est ce que je croyais. C’est ce à quoi je me suis accrochée. Mais je me suis trompée. Parce que si le disque dur interne de ma mémoire a été court-circuité, mon corps dévasté a lui tout enregistré. Tu n’étais plus là pour me martyriser mais j’ai pourtant intégré qu’après tant d’années de dégradation physique et psychologique, je ne méritais rien de plus que de souffrir. Alors j’ai trouvé le moyen de prolonger la torture malgré ton absence. Tu as si bien fait ton travail que même quant tu n’as plus été là, j’ai continué à exercer le rôle de victime que tu m’avais attribué.J’ai tendu mes poignets et me suis livrée à l’anorexie mentale. Cette méduse perfide et sournoise qui a merveilleusement honoré la belle place que tu lui avais laissée dans mon esprit dévasté, dans mon corps en chantier.

J’accepte progressivement que ça m’est arrivé. Bien avant d’envisager me reconstruire, j’essaye surtout d’intégrer que ce n’est pas de ma faute. Que je ne suis pas coupable de ce qu’il s’est passé. Que je ne méritais pas ce que tu m’as imposé. Ce n’est pas parce que je n’ai pas pu parler pour te dénoncer que je consentais à ce que tu abuses de ma fragilité.
Les années ont passé. Peut-être que toi aussi tu as oublié. Sans doute as-tu bien changé et tu as préféré ne pas te souvenir de notre passé. Pourtant moi, dix ans après, je dois encore y faire face. Je dois encore retourner dans cette chambre pour ouvrir la porte du placard dans lequel cette petite fille de huit ans apeurée que j’étais est restée enfermée. Je dois essayer de réparer son coeur décousu, d’apaiser son âme cabossée et de redonner vie à son corps qui, malgré les années qui se sont écoulées, est resté figé à un poids qui ne témoigne pas de la jeune femme de dix-neuf ans que je suis aujourd’hui.

Voilà tout ce que je voudrais te dire.
A toi qui m’a violée. A toi qui ne me fait plus peur. A toi que j’ose enfin affronter.
Pardonne-toi.
Voilà ce que je voudrais me dire. A moi qui n’ai pas mérité de souffrir durant toutes ces années.

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