01.

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De lourds nuages s'amoncelaient au-dessus de son crâne, roulant sur eux-mêmes tels des créatures difformes et monstrueuses. Yoongi savait qu'il allait pleuvoir. Plus de dix-neuf années d'observation lui permettaient de le deviner, mais il n'abandonna pas sa tâche pour autant.

Son marteau frappait lourdement contre le bois moisi de la clôture; encore quelques clous, et ça devrait tenir. Yoongi en planta deux autres, puis jeta un coup d'œil au-dessus de sa tête pour jauger le temps qui lui restait avant le déluge. Une goutte tomba sur son front, fraîche et minuscule, puis une autre lui succéda. Le jeune homme ramassa ses outils, les fourra dans les larges poches de son pantalon de jute et se dépêcha de traverser le terrain à grandes enjambées.

À peine fut-il à l'abri sous la devanture que la pluie s'abattit brusquement, frappant les tuiles à les faire trembler. Au loin, l'orage gronda, menaçant. Yoongi essuya ses mains osseuses sur son tablier troué. Il longea le mur de pierre couvert de mousse jusqu'aux étables. À l'intérieur, il faisait lourd mais chaud; les bêtes se serraient dans leurs stables trop petites, brayant de peur. La pluie les effrayait. La nuit s'annonçait d'autant plus stressante.

Yoongi ne se laissa pas impressionner. Il saisit la fourche et alla ramener une botte de paille propre. Il nourrit les moutons, changea la litière et, pour faire passer le temps jusqu'à l'heure du repas, il se mit à étrier la mule qui servait à labourer les champs. Ils n'avaient pas de bœufs dans la famille, par manque de moyen, alors ils se contentaient de ce vieil animal têtu pour les boulots ardus.

Yoongi commençait à transpirer. Dehors, la pluie ne se calmait pas et l'air frais manquait cruellement. Les bêtes, des brebis à la laine épaisse, tenaient bien trop chaud et l'atmosphère saturé empestait la saleté. Yoongi s'essuya le front du dos de la main, puis arrêta tout ce qu'il faisait. Il rangea ce qui trainait, félicita la mule d'une tape sur l'encolure et sortit de l'étable par la petite porte en bois qui menait directement à l'intérieur, dans le couloir. Il veilla bien à ce que le loquet soit fermé avant de pénétrer dans la pièce principale, la seule qui était chauffée en hiver. Exiguë mais assez grande pour deux personnes, Yoongi trouva son vieux père assis sur son fauteuil, non loin de l'âtre. Il était occupé à cirer le bois abîmé de sa vieille arbalète; son objet fétiche. Deux arcs et son unique fusil –aucune autre famille ne possédait une arme à poudre, dans la région– reposaient près de lui, à portée de main. Tous ces objets de mort, Yoongi avait appris à s'en servir depuis sa plus tendre enfance. Mais il ne les avait jamais aimé, ni les armes, ni les leçons. Il préférait s'occuper des bêtes et des terres, ce qui leur permettait de tenir un peu plus longtemps chaque jour.

L'homme ne leva pas les yeux vers son fils. Ce dernier obliqua vers l'âtre, où une casserole d'eau verdâtre bouillait depuis des heures. Il en souleva le couvercle et brassa la soupe dans laquelle les feuilles de choux hachées ressemblaient à des cheveux effilés. Il décréta que le plat était bien assez cuit et saisit prudemment l'anse brûlante pour amener la casserole jusqu'à la table, où il s'installa. Son père le rejoignit peu après, son arbalète en main, et ils mangèrent dans un silence qui les accompagnaient souvent. Le vieil homme se plaignit soudain de la fadeur de la soupe.

« Y'a plus de patate, dit Yoongi. C'était les dernières, hier. Les dernières de la saison. »

Son père ignora sa remarque. Il renifla bruyamment; sa barbe grise et fournie cachait des lèvres minces et pâles. Cette même barbe bouffait ses joues comme si elle voulait envahir tout son visage. Malgré tout, on distinguait ses rides creuses, davantage marquées par la vie dure qu'il avait mené que par le passage du temps. Les yeux dans le vague, il se mit à parler de tout et de rien. Yoongi écoutait ses élucubrations sans rien dire, comme de coutume.

« Des histoires de vampire circulent. Il paraît que quelqu'un en a vu, marmonna l'homme. Ils ont brûlés une femme, dans le doute. Ils ont bien fait. »

Désintéressé de sa soupe trop fade, il testa la tension de la corde de l'arbalète. Yoongi savait qu'il l'emmenait partout avec lui, de peur de subir une attaque à tout moment.

« J'les attend, moi, ces monstres. »

Il répéta ce dernier mot plusieurs fois dans un murmure, comme une prière. Le cœur de Yoongi se serra. Il n'avait plus faim, tout à coup. Le goût du pain rance était atroce dans sa bouche sèche.

Son père était obsédé par ces créatures, ces soi-disant vampires. À chaque fois qu'il en entendait parler, au marché ou dans le village le plus proche, il se préparait comme s'il allait les accueillir, l'arme au poing. Il lustrait son fusil, nettoyait le canon et le chargeait. Il sortait aussi toutes les flèches et les carreaux qu'il avait amassé toutes ces années. Jusque-là, Yoongi ne l'avait jamais vu s'en servir contre autre chose que les cibles d'entraînement.

Au fond, Yoongi le trouvait juste fou. Si au début il le croyait, car son père affirmait avec ferveur que c'était ces monstres qui avaient tués sa femme, à présent, après des années de vie mornes et trop paisibles, le jeune homme avait abandonné. Les vampires n'existaient pas, ce n'étaient que des fables pour faire peur aux enfants. Il avait vécu toute son enfance avec cette terreur en lui, mais une fois en âge de raisonner, il craignait plus de mourir de faim que de périr par les mains de démons imaginaires.

Et pourtant, l'œil malade, son père ne cessait de marmonner, convaincu que les monstres existaient. Il chargea un carreau dans l'arbalète, puis la pressa contre lui, alerté.

« J'les attend... j'les attend. »

Vampiris Sanguinare T1 | y.seok - n.giOù les histoires vivent. Découvrez maintenant