Sibylle (Chapitre 32)

66 19 16
                                    

— Grimpe sur mon dos.

— Hein ?

Sibylle ne trouva rien d'autre à répondre à la grande bête qui la serrait toujours entre ses griffes. Ils étaient à quelques dizaines de mètres d'altitude et lui proposait tranquillement qu'elle fasse de l'escalade. L'avait-il bien regardée ?

La voix de l'animal résonna alors de nouveau dans son esprit après un sourd grondement d'exaspération.

— Je ne peux pas me poser. Nous sommes extrêmement faibles et c'est déjà un miracle que j'ai réussi à quitter le sol à temps, avant que vous autres sales humains ne me tuiez. Me reposer pour te déposer serait un suicide, et j'ai besoin de pouvoir faire librement usage de mes pattes pour les attaquer.

Une peine profonde traversa Sibylle comme un aiguillon s'implantant dans sa chair. Il était en train de voir mourir tous les siens, et il prenait pourtant le temps de la sauver alors qu'il la haïssait. Faire l'effort de grimper sur son dos devenait normal.

— Tous les humains ne sont pas les mêmes. Tu m'as bien sauvé.

La gigantesque bête gronda et laissa apercevoir ses crocs, luttant contre une brusque bourrasque de vent mais sans répondre. Il relâcha avec lenteur la pression de ses longues griffes recourbées tout en continuant de cercler au dessus du ravin et des engins de mort eriquiens. La jeune femme se dégagea de l'espace protecteur, pour se redresser et s'agripper de toutes ses forces aux écailles du dragon sur sa patte droite.

Lentement, serrant les dents et s'agrippant de tout son pouvoir pour ne pas chuter dans le vide, elle commença à l'escalader, trouvant des prises sur sa peau abimées aux vieilles écailles décolorées. Une douleur intolérable la dévorait de l'intérieur chaque fois qu'elle resterait un peu plus sa prise, et la courte joie des dernières heures s'évaporait de son esprit pour ne lui laisser qu'une supplique en tête : que quelqu'un, enfin, veuille bien mettre un terme à ses souffrances et la tuer !

Il n'y avait qu'une image, un désir qui l'empêchait de relâcher totalement sa prise et se laisser tomber. Le sourire amusé de Carlys, les souvenirs de toutes ses attentions, de son désir de lui plaire qu'il ne lui semblait deviner que maintenant. Avec une dernière grimace de douleur, elle parvint enfin à atteindre le dos du dragon et à se hisser sur celui ci, passant sa jambe droite de l'autre côté pour se retrouver en meilleur équilibre à califourchon sur les écailles.

Lorsqu'enfin elle fut en place et se tint de façon à avoir le moins possible de mètre carré de sa peau en contact avec celle dure du dragon, elle laissa échapper un lourd soupir, tachant d'écarter de ses yeux brouillés ses larmes de douleur.

— C'est bon, on peut y aller.

— Tu es... Impressionante, pour une humaine. Je croyais que seule notre espèce pouvait résister à une douleur de ce genre.

Sibylle aimait les dragons comme l'on apprécie un bel animal de compagnie que l'on humanise un peu. A cette instant, elle se sentit brusquement terriblement proche d'eux et quelque chose s'étrangla dans sa gorge.

— Alors ce n'est pas juste apparent vos blessures physiques...

Regrettant sans doute sa confidence, la gigantesque bête vira brusquement sur la gauche, déséquilibrant Sibylle qui dû se raccrocher de justesse pour ne pas tomber aux écailles, et pinça les lèvres, surmontant l'habituelle brulure. Très bien, pas de question.

Où était Carlys ? Comment évoluait la situation ? Les deux interrogations la traversèrent dès qu'elle se retrouva plus libre de ses pensées et elle se pencha pour suivre des yeux l'état des choses. Plusieurs dragons étaient en vol, sortis du ravin, avec tous des cavaliers armés des grandes lances sur le dos.

En effet, les grandes bêtes devaient se mettre à plusieurs pour venir à bout des appareils blindés de l'AM.Erica, et ils n'étaient malheureusement pas assez nombreux pour cela. Sibylle ferma quelques secondes les yeux, songeant qu'elle préférait ne pas savoir combien de dragons gisaient au fond du ravin sans vie. Même si c'était la dernière chose qu'elle faisait sur Astra, elle ne regrettait rien. Etre ici était juste, il n'y avait rien d'autre à dire.

Alors qu'elle se dirigeait avec le dragon qu'elle montait vers l'un des appareils eriquiens canardant le ravin pour prêter main forte à une autre bête s'y attaquant, elle entendit un sourd bruit au loin et leva la tête sans comprendre.

Etait ce un orage proche de se déclencher ? Le ciel avait pris une lueur orangée et les derniers rayons de soleil illuminaient encore d'une lueur rougeâtre le ciel.

Ce fut alors qu'elle les vit et perdit tout espoir. D'énormes vaisseaux spatiaux de transport de troupe étaient en train de se diriger droit vers eux, monstrueux, indubitablement eriquiens. Comment la flotte d'Aileen avait pu être si vite présente ? Et surtout pour quelle raison déployer tant de moyen, juste pour une bande de renégats, humains comme dragons, à bout de force et épuisés ? Un seul de ces vaisseaux aurait suffi à les massacrer. Et ils étaient plus d'une dizaine...

Sibylle poussa un cri de désespoir mais il fut couvert par le rugissement des dragons. Toute la scène était en train de sombrer en un terrifiant cauchemar. Les vaisseaux se dirigeaient à une vitesse stupéfiante vers eux et déjà les infimes points à l'horizon grossissaient pour s'offrir à leurs regards.

— Il faut fuir ! Maintenant ! hurla la princesse, comme si les jeunes qu'elle commandait pouvaient l'entendre.

Elle se concentra mentalement et ajouta pour le dragon qu'elle chevauchait :

— Redescends, dans le ravin. C'est notre seule chance.

Un cri mental de haine et de fiel à l'état pur lui répondit, véhiculant tout le désespoir du dragon.

— La dernière chance pour qui ? Vous. Encore et toujours vous. Tu pourras peut-être te cacher, fuir avec ta taille. Tu as déjà oublié enfant d'Azylis ! Nous mourrons, cloués au sol comme de vulgaires bêtes. Vous oubliez toujours notre existence.

Sibylle était aveuglée par la panique, et un brusque ressentiment l'envahit. Les dragons n'avaient pas plongés vers le ravin, malgré les injonctions de leurs cavaliers, et continuaient pour la plupart de cercler autour, terrifiés et en désordre mais sans vouloir fuir non plus. Il y avait leurs petits au fond, cachés dans les herbes folles.

Le coeur se serrant et privée de moyens d'action, la princesse leva la tête et vit avec terreur les premiers vaisseaux arriver juste au-dessus d'eux. Elle ferma les yeux lorsque les premiers tirs commencèrent, formulant une unique pensée à voix haute comme si le vent pouvait la porter jusqu'à celui qu'elle aurait voulu à ses côtés. "Carlys, je t'aime".

Les enfants d'Astra T5 [SOUS CONTRAT D'EDITION]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant