Rodolphe (Chapitre 26)

65 19 3
                                    

Theobald avait refusé de gagner le quartier de commandement de bord. Du moins, pas avant d'avoir visité les zones d'habitation du vaisseau.

Saskia avait trouvé enfantine son attitude, mais l'empereur soupçonnait que ce devait être lié à l'aversion qu'elle développait pour le jeune garçon, et Eden comme Ralph avaient décidé de les laisser seuls tous les deux, le premier par mépris, le second par amitié.

Emma suivant généralement les avis du maître des communications, elle avait également rejoint le quartier de commandement sans chercher à escorter l'empereur, de toute façon normalement en sécurité chez lui.

Rodolphe s'était plié de bonne grâce à ce caprice, désirant avant tout faire plaisir à son fils, mais le spectacle qu'il avait sous les yeux valait largement le petit effort qu'il avait dû faire.

Ils se trouvaient tous les deux dans un étroit couloir encadrés par des couchettes le long des murs, superposées sur trois étages et où étaient installées de nombreux jeunes. Sans faire le moindre effort apparent, Theobald était en train de gagner leur amitié et leur estime.

De lui-même il avait sollicité le droit de venir les voir dans leur lieu de vie, se faisant humble, et les sourires n'avaient rien de forcé tandis qu'il échangeait des plaisanteries avec les uns et les autres et des poignées de main.

Même son accent eriquien paraissait passer au second plan, presqu'être oublié, et Rodolphe, adossé contre le chambranle de la porte de ce compartiment, ne pouvait s'empêcher de le fixer avec une admiration croissante.

— Heureux de vous connaitre Gilles !

— Et moi de même votre Altesse !

L'adolescent aux cheveux sombre riait au milieu des astrayens, parfaitement à son aise, et de temps en temps, il tournait la tête vers Rodolphe toujours en retrait, et son petit sourire avait l'air de dire : "est-ce que je suis bien comme ça Papa ? Que pensez vous de moi ?"

L'empereur avait la gorge trop serrée pour répondre à cette question muette, mais ses yeux brillants d'émotion parlaient pour lui. Si Theobald était son parfait portrait physique, il n'en était rien au niveau du caractère. Il n'avait pas hérité de son côté taciturne et de sa difficulté depuis toujours à se mêler aux autres, maintenant qu'il pouvait être lui-même et n'avait plus peur de cacher sa mutation. Cet enfant était né pour être prince, roi, et pourquoi pas empereur...

Dominé par cette pensée, Rodolphe se redressa et s'avança de quelques pas pour rejoindre son fils. Une jeune femme blonde en uniforme de travail lui adressa un étincelant sourire, auquel il répondit par un salut de tête.

Chacun s'écarta pour le laisser rejoindre le jeune homme, et lorsqu'ils se firent face, Theobald laissa son regard doré croiser celui de son père longuement avant de s'écarter du groupe de jeunes Astrayens auxquels il parlait encore un instant plus tôt.

— Avant de me décider... Avant que nous parlions de l'avenir, je voulais quand même rencontrer votre peuple. Il m'a toujours semblé qu'Astra était du côté de la justice, mais il me fallait vous découvrir moi-même pour être sûr de mes choix...

Il parut hésiter, se tendit, et Rodolphe devina à qui il songeait. Sa mère. Quoi qu'il dise à présent, il allait s'opposer à Aileen, et c'était un sacrifice qu'il cherchait à cacher sans y parvenir devant son père, qui avait si longtemps partagé le même fardeau de devoir se retourner contre cette femme.

— Nous avons encore du temps... Ne t'engage pas précipitamment. Nous pouvons en discuter en privé si tu veux des conseils...

L'adolescent releva brusquement la tête, qu'il avait baissé, et un pâle sourire éclaira ses traits, témoignant de l'effort qu'il faisait pour retrouver sa bonne humeur. Il désigna alors la dizaine de personnes massée autour d'eux et les autres Astrayens bloquant les entrées du compartiment tant ils étaient nombreux à être venus les rejoindre par curiosité, et sa voix ne trembla pas lorsqu'il répondit.

— Non. Tout ce que je vais faire dorénavant, je veux l'accomplir sans me cacher, devant le peuple que j'ai décidé de servir.

Il prit une grande inspiration, et en baissant la tête Rodolphe remarqua les mains crispées du jeune homme. Un geste qui témoignait de son effort probable de ne pas céder à la mutation malgré la tension soulevée par le moment. Lorsqu'il se décida à reprendre la parole d'une voix grave dans l'étroit espace, on aurait dit qu'il avait la sagesse d'un adulte d'une bonne cinquantaine d'année tant il paraissait calme et posé.

Aileen avait visiblement réussi à éduquer son fils de façon à ce qu'il paraisse toujours à son avantage en public, pour les discours, maîtrisant le plus infime des muscles de son corps. Même ses mains étaient détendues à présent, mais l'empereur eut le temps de songer que Théobald séduisait bien plus encore lorsqu'il se laissait aller et montrait celui qu'il était vraiment, comme quelques minutes plus tôt.

— Je sais que je ne suis pas le bienvenu pour tout le monde ici. Je sais que pour la plupart d'entre vous, le fait que je sois proche de devenir un banni sur l'AM.Erica n'enlève rien à mon statut de prince eriquien... Mais cela m'est égal. Oui, je le dis bien fort, vous avez accepté dans vos rangs des personnes de mon ancienne patrie avides de se battre à vos côtés pour rétablir une justice... Eh bien je vous le dit aujourd'hui, si vous ne voulez pas de moi comme fils de votre empereur, prenez moi comme un ouvrier, un infime plombier de votre vaisseau, un réparateur, un électricien... Tant que je vous suis utile pour rentrer chez vous, c'est tout ce qui m'importe.

Il fit une pause, et baissa les bras qu'il avait levé au milieu de son enthousiasme. Il tourna sur lui-même, cherchant à capter le regard de toutes les personnes présentes, et acheva d'une voix ferme :

— Je suis peut-être eriquien à vos yeux mais... Longue vie à Astra ! Vive l'empereur !

Son regard devenu entièrement doré croisa celui de son père et il leva devant lui son bras gauche, relevant avec sa main droite sa manche pour dévoiler sa peau.

Devant tous et sans quitter Rodolphe des yeux, il laissa la mutation envahir cette unique partie de son corps et son épiderme se couvrit d'une épaisse fourrure blanche tandis que des griffes grandissaient en quelques secondes au bout de ses doigts.

L'empereur resta soufflé de tant de maîtrise. Résister à la mutation était presque impossible, mais réussir à la contrôler au point de garder un membre humain bien que modifié et le reste intact ? Cela dénotait d'une volonté de fer que tous ne pouvaient qu'approuver.

Il eut un sourire de connivence, et, sans beaucoup d'efforts, fit appel à la bête tapie en lui. Un instant plus tard Rodolphe tombait sur le sol à quatre pattes, métamorphosé en le fauve que beaucoup des Astrayens avaient déjà vu. Tant pis pour les vêtement explosés...

Theobald sourit à son tour et ôta sa chemise avant de laisser la mutation totalement l'envahir. Il n'y eut plus que deux énormes bêtes absolument identiques qui s'élancèrent dans le couloir l'une à la suite de l'autre, dans une course folle qui était un jeu comme en avait toujours rêvé Rodolphe.

Derrière eux et autour d'eux sur leur passage, tandis que leurs pattes heurtaient de concert le sol et que leurs épaules se frôlaient, les Astrayens applaudissaient, tapaient du pied et dans leur main, ivres de joie en contemplant la puissance des deux fauves.

En écartant ses babines et dévoilant ses crocs, sans ralentir la cadence et en humant l'odeur musquée de son fils, Rodolphe songea que c'était la première fois de sa vie qu'il voyait sa mutation comme un facteur d'intégration et non plus d'exclusion.

Les enfants d'Astra T5 [SOUS CONTRAT D'EDITION]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant