Chapitre 1

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Margot émit un long sifflement admiratif.

— Putain ! Tu ne t’es pas loupée !

Je grimaçai lorsqu’elle me tourna le poignet pour contempler le clou rouillé qui venait de me perforer la chair entre le pouce et l’index. Elle me manipulait pourtant avec une douceur et une délicatesse dans les gestes, en totale contradiction avec sa façon de parler : le plus souvent, dans un langage fleuri.

— Comment t’as fait ton compte ?

Je lui désignai du menton l’échelle de bois dont je me servais pour atteindre les livres en haut des rayonnages. Un des clous, celui qui précisément était resté planté dans ma main, ne tenait qu’à un fil. J’étais en train de l’extraire pour le changer lorsque mon pied avait glissé d’un barreau. Je m’étais rattrapée au petit bonheur la chance tout en emportant avec moi l’objet du délit fiché maintenant dans la main droite.

— Ça fait des années que je dois la réparer.

— Et ça ne pouvait pas attendre que je finisse ma journée ?

— Pierre devait s’en occuper, mais il n’en a pas eu le temps.

Margot grogna, mécontente de me voir aborder le sujet. Je la laissai ruminer pendant que je me dirigeai en serrant les dents vers l’arrière-boutique de la librairie. Cela faisait quatre ans que je l’avais acquise. J’étais loin de l’activité lucrative à haut rendement, certains mois je me situais même dangereusement proche du rouge. Mais être entourée de livres, qu’ils soient historiques, contemporains, d’aventures, sentimentaux ou policiers me suffisait. Ils détenaient ce pouvoir encenseur de me transporter et me permettaient d’oublier, le temps de quelques heures, mes propres blessures.

Après l’accident, j’avais mis toute mon âme, ou ce qui en restait, pour faire de ce lieu un endroit ouvert à tous. Le mercredi après-midi, j’accueillais de jeunes enfants et leur faisais découvrir de remarquables auteurs en me transformant, pour leur plus grand plaisir et le mien, en conteuse. J’appréciais particulièrement ces instants. J’adorais voir l’émerveillement qu’une aventure de capes et d’épée provoquait encore sur le visage des enfants. Leur innocence et leur insouciance étaient les deux dons les plus beaux qu’ils possédaient. Ceux-là mêmes que j’avais perdus. J’essayais dans cet intermède de deux heures, de ralentir leur course vers l’inévitable, vers la réalité, vers le temps des décisions, des responsabilités, des obligations. Pendant deux heures, je les retenais dans leur univers d’enfant bien que je ne détinsse aucun pouvoir sur le rythme du temps qui s’écoule.

Margot me rejoignit et malgré la douleur, je lui adressai un pâle sourire.

— Ne va pas te blâmer pour un accident dont tu n’es pas responsable.

— Je ne me blâme pas ! Je dis juste que tu aurais dû me demander mon aide. Je sers à quoi sinon ?

— Préparer les meilleurs Mojitos ?

— Et ça te fait marrer ! Pfff, en plus, t’en bois jamais.

Margot me faisait du bien. Sa présence, son rire, son caractère de cochon aussi. Elle avait, selon ses termes, le fusible assez court, et s’emportait souvent très vite, mais rarement très fort, ni très longtemps. Et surtout, elle était mon amie. Celle qui avait toujours été là, même lorsque je maudissais le monde entier de tourner encore alors qu’il m’avait oubliée comme on laisse volontairement un auto-stoppeur sur le bord d’une route un jour d’orage, en me prenant et me privant de ce que j’avais de plus précieux. Ce même monde que j’ai haï, car il continuait sa course, alors que ma vie venait de se stopper brutalement… J’avais éprouvé la colère qui m’avait encore plus abîmée que la souffrance.

L'envol fragile du papillon  Où les histoires vivent. Découvrez maintenant