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Mado n’avait pas vraiment ralenti la cadence pour le service du soir, mais je devais reconnaître que ce mardi, comme celui de la semaine précédente, était relativement calme. Ce qui était fréquent le mardi. Vito partageait les mêmes conclusions. Je n’avais d’ailleurs jamais compris pourquoi ce soir de la semaine était moins vivant que les autres.

Quelques tables étaient occupées par des couples, principalement, mais aussi des familles. Je posai mon sac à notre table, comme nous le faisions depuis que Pierre m’avait présentée à Mado et Jo. Ce dernier était bien occupé en cuisine, mais maîtrisait son environnement comme personne. Il avait levé les yeux au ciel en signe d’impuissance lorsque je lui avais reparlé de Mado. Mais je voyais que cela le préoccupait tout autant que moi, et je ne voulais pas le culpabiliser davantage.

Comme j’aimais à le faire, j’embrassai une fois de plus Mado tout en attrapant les cartes qu’elle tenait dans la main pour les distribuer aux clients tout en répondant à leurs questions sur le plat principal proposé par Jo.

Je retournai ensuite en cuisine récupérer l’assiette que Jo venait de me préparer. Je lui claquai une bise de remerciement sur la joue, me réjouissant par avance, mes papilles étant peut-être un peu plus impatientes que je ne l’étais, et retournai m’installer à ma table.

Je saluai un homme d’une quarantaine d’années qui venait de prendre place à celle voisine de la mienne, visiblement surpris et amusé de voir une cliente aller se servir directement en cuisine. Sa remarque me fit rire et je me lançai dans une brève explication. Il me proposa aimablement de m’offrir un apéritif. Je déclinai, mais me proposai de le servir, voyant Mado occupée à d’autres tables, ce qu’il accepta avec plaisir et un sourire sincère.

Je me levai et me dirigeai vers le bar sur lequel je repérai les Whiskys. J’attrapai un verre et l’essuyai avant de le remplir. Il faillit m’échapper des mains lorsqu’en me retournant je me retrouvai face à Raphaël. Ma respiration se bloqua et je restai tétanisée, incapable d’esquisser le moindre geste face à son regard dur, son visage fermé.

Si quelques jours auparavant je pensais être enfin prête à le rencontrer de nouveau, ou au moins être apte à le croiser sans flancher, mes belles résolutions s’envolèrent aussitôt. Ses yeux se firent plus insistants, perçants… et agacés lorsqu’ils quittèrent mon visage pour descendre lentement le long de mon corps. L’impression était dérangeante et désagréable. Il ne se contentait plus d’être spectateur, il portait ouvertement un jugement sur ce qu’il voyait.

Je ne me considérais pas comme étant quelqu’un de foncièrement mauvais ou méchant, alors je ne comprenais pas qu’il s’attaque à moi ainsi. Et son silence était la pire des armes. J’avais fait une erreur chez moi, mais je n’avais pas l’impression de mériter ce qu’il m’imposait ce soir. Ses yeux se concentrèrent sur un point et je réalisai qu’il fixait le verre d’alcool que je tenais toujours dans mes mains. Si serré que mes jointures blanchirent. Ce fut même un miracle si le verre résista.

Je regardai le liquide ambré lécher les parois du verre, comme s’il avait le pouvoir de me donner mes réponses. À mesure que je relevai les yeux, je sentais une colère sourde gronder et monter en moi. De quel droit se permettait-il un tel comportement ? De quel droit pouvait-il m’accabler de reproches si silencieux furent-ils ? De quel droit venait-il un mardi soir, précisément ? Ce soir où j’avais besoin de me retrouver, de combler un manque. Il venait piétiner ce qui me restait de Pierre, de ma vie d’avant. Et ceci, je le lui interdisais.

Ça, il n’avait pas le droit de me le prendre !

Je plantai mes yeux aux siens, bien déterminée à ne plus me laisser manipuler et intimider. Il me reprochait d’avoir cessé de vivre. Parfait ! Sans l’ombre d’une hésitation, je portai le verre à mes lèvres et avalai une gorgée. La brûlure de l’alcool faillit me révulser l’estomac, mais je m’interdis de baisser les yeux, le défiant de dire quoi que ce soit ou même d’intervenir. Et avant que mon courage ne me fuie, j’avalai le reste, mes yeux rivés aux siens. L’alcool me monta immédiatement à la tête. La gorge en feu, je m’essuyai la bouche du revers de la main pour faire disparaître la morsure de l’alcool sur mes lèvres, et priai pour ne pas vomir tout sur le sol. Pas un instant il ne cilla, me regardant faire avec cette même morgue. Je me tournai pour attraper la bouteille d’alcool ainsi qu’un second verre, puis plantai mes yeux aux siens, et lui adressai la parole avec une lenteur excessive.

L'envol fragile du papillon  Où les histoires vivent. Découvrez maintenant