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Je ne me rappelais de rien. Le trajet du cabinet jusqu’à la librairie restait une énigme. J’aurais préféré qu’il fût un trou noir dans lequel mes souvenirs auraient été aspirés. Mais ils étaient toujours là. Ce soir. Il passerait à la librairie, ce fut donc un lieu que je décidais de fuir.

J’eus la présence d’esprit de répondre à l’appel de Margot. Ce n’était pas le moment, je ne me sentais pas capable d’affronter les questions de mon amie. Pourtant je le fis, sachant qu’elle ne raccrocherait pas tant que je n’expliquerai pas la situation. À aucun moment, je n’évoquai le baiser.

Je me débarrassai de ma robe qui portait encore l’odeur de Raphaël et passai sous la douche. Elle en fit disparaître les derniers traces, l’eau évacuant cette délicieuse et si douloureuse fragrance, même si l’empreinte de ses mains me brûlait toujours la peau. J’en sortis lorsque je fus certaine de ne plus sentir sur moi le goût de l’insouciance et du bonheur fugace, et passai un short et un top léger.

Etre heureuse. Que ce soit avec Raphaël ou bien un autre. Un bonheur que je m’interdisais. Les interdits étaient faits pour être dépassés, mais si je m’aventurais sur ce terrain, j’avais la certitude que je ne m’en remettrai pas.

Ce n’était pas tant ce baiser qui me perturbait, mais ce qu’il impliquait. Moi. Moi qui étais directement menacée. Moi et les fondations que j’avais dû rebâtir à la mort de Pierre et Jeanne. Des fondations qui maintenaient les remparts que j’avais élevés depuis deux ans et qui me protégeaient. J’avais cadenassé mes sentiments, mes émotions, mon cœur pour le mettre à l’abri. Et jamais je n’aurais cru qu’ils seraient un jour fragilisés. Et pour colmater toutes les brèches que le docteur Raphaël Tessier venait d’ouvrir, il était primordial de l’éloigner. J’avais conscience que je ne pourrais pas l’éloigner physiquement. Nous habitions et travaillions dans la même ville, à cinq minutes à pied l’un de l’autre. La possibilité serait non que j’évite Raphaël, mais que je l’ignore. J’instaurerai cette distance que jamais je n’aurais dû abroger, et n’entretiendrai à l’avenir que des rapports courtois et professionnels. J’avais survécu à pire, je pourrais affronter cela sans problème.

Mais pas ce soir.

Je n’étais pas certaine de pouvoir lui faire face. Ma voiture était dans le garage, invisible depuis l’extérieur. Toutes les lumières de la maison étaient éteintes. En apparence, je n’étais pas là. Je connaissais suffisamment Raphaël pour savoir que lorsqu’il était déterminé, rien ne l’arrêtait. A cette heure, il devait déjà être passé à la librairie. Et il ferait inévitablement un détour chez moi pour que l’on ait enfin cette conversation qui lui tenait tant à cœur.

Mais pas ce soir.

Demain.

Ce fut pleine de cette nouvelle assurance et ce débat avec moi-même, que je parvins à me détendre légèrement. Ou me persuadai-je que je l’étais…

Un thé froid à la main, je m’autorisai à respirer plus librement et m’installai sur la terrasse, souhaitant profiter de la soirée et faire le vide. La chaleur était toujours présente, mais l’air plus doux. Je me laissai gagner par une sorte de torpeur, m’enfonçant dans ma chaise longue. La journée avait été intense. Emplie d’émotions. La tension retombait d’un coup, apportant avec elle cette bulle lénifiante dans laquelle je me plus à glisser.

Le moment que je redoutais arriva et je me raidis. Ce vrombissement familier. Lointain, dans un premier temps, et qui se rapprochait inexorablement de la maison, pour s’engager dans l’allée et s’arrêter devant ma porte. Je retins mon souffle et m’enfonçai dans ma chaise. Je me forçai à reprendre ma respiration et lui donner un rythme régulier. Raphaël ne pouvait ni me voir ni m’entendre, ainsi installée dans le jardin. Il sonna une première fois, et je me tétanisai. À la seconde sonnerie, je me relâchai légèrement. N’obtenant aucune réponse, il devrait bientôt repartir. Je me redressai sur ma chaise et j’attendis, le souffle court, la troisième et dernière sonnerie. Du moins, me convainquis-je qu’il abandonnerait à ce moment. Une troisième sonnerie qui ne venait pas. Je me levai et me dirigeai silencieusement vers la maison, tendant un peu plus l’oreille, me demandant ce qu’il faisait derrière la porte d’entrée.

L'envol fragile du papillon  Où les histoires vivent. Découvrez maintenant