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Lorsque je refermai derrière moi la porte de la libraire, il faisait quasiment nuit. Quand j’ouvris celle de ma maison, il faisait totalement nuit. J’étais toujours étonnée par la vitesse avec laquelle elle tombait parfois.

J’engloutis la dernière pâtisserie comme une bienheureuse. Vraiment, j’adorais les mercredis. La sonnette de la porte me fit sursauter. Je jetai un œil sur ma montre, me demandant qui pouvait venir à 20 h.

Ce fut la bouche encore pleine que j’ouvris. J’avalai ma pâtisserie, mais je manquai de m’étouffer avec une miette perverse qui vint se cacher au fond de ma gorge. Du moins était-ce l’explication que je m’apprêtai à donner. Je n’aurais su définir avec précision ce qui me surprit le plus. Qu’il se trouve devant ma porte, ou le regard sombre qu’il me lançait. Je n’étais plus certaine d’apprécier autant mon mercredi.

— Bonsoir.

— Bonsoir, répondit-il clairement cette fois. Vous n’êtes pas passée.

Je le regardai sans comprendre.

— Passée où ?

— Vos points.

Je percutai seulement.

— Vous deviez passer dans cinq jours. Nous sommes au cinquième jour. Il semble que vous développiez une allergie violente à tout ce qui a trait au cabinet.

— Les fils ! J’ai complètement oublié, m’excusai-je.

— On peut faire ça ici, sur le paillasson et à la lampe frontale, mais avant, il serait préférable de chauffer la lame à blanc. Pour éviter tout risque d’infection, j’entends.

Je n’aurais pu déterminer s’il s’agissait d’une pointe d’humour ou de sarcasme. Je m’effaçai pour le laisser entrer. Je ne me sentais pas forcément à l’aise par sa présence dans ma maison. Non qu’il m’inquiétait, c’était seulement déstabilisant de faire entrer un étranger chez moi et l’autoriser à découvrir mon univers. Le voir à son cabinet ou encore à la librairie était une chose. Lui dévoiler mon intimité en était une autre.

— Où souhaitez-vous vous installer ?

Il désigna l’îlot de la cuisine largement éclairé et les chaises hautes.

— Si cela vous convient. En termes de lieux improbables, nous avons connu pire, il me semble.

Là encore, je ne sus si c’était du lard ou du cochon.

— Oui, oui. C’est parfait. Puis-je vous offrir quelque chose à boire ?

Il déclina d’un mouvement de la tête puis investit les lieux, non comme s’il les connaissait, mais comme quelqu’un qui savait prendre les situations en main, qu’elles furent d’urgence ou non, posant son sempiternel sac à dos sur un des tabourets et sortant le matériel nécessaire.

Je sentais la panique me gagner, tous mes muscles se contractèrent par le trac et je restai prostrée dans ma propre cuisine, incapable de réagir. Le visage impassible, il leva les yeux et resta un court instant à me dévisager.

— Je prendrais bien un verre d’eau, s’il vous plaît.

Sa demande débloqua quelque chose en moi, un mécanisme grippé, et je me mis en branle, sortant un verre du placard. Orienter mon attention vers des gestes simples du quotidien me permit de reprendre le contrôle de mon espace.

Je compris son intention lorsque je posai le verre devant lui et qu’il n’y toucha pas.

— Merci docteur Tessier.

L'envol fragile du papillon  Où les histoires vivent. Découvrez maintenant