Mado m’attendait devant le restaurant, un volumineux bouquet de fleurs entre les mains, et je ne pus empêcher un petit pincement me tordre douloureusement le cœur. Ses grands yeux bleus avaient perdu de leur éclat pétillant, et sa frêle silhouette s’était encore un peu plus affinée ces dernières semaines. De longs cheveux noirs, toujours implacablement coiffés encadraient un visage doux et harmonieux que je trouvais creusé. Pierre avait hérité de sa beauté et ses traits fins.
Mado et Jo travaillaient dur, et beaucoup pour le restaurant. C’était une activité éprouvante, j’en avais conscience. Je l’embrassai lorsqu’elle fut installée à la place côté passager et une douce odeur familière de fleur d’oranger m’enveloppa.
— Il n’est pas un peu gros ?
— Il est parfait, la rassurai-je.
— Luc n’avait plus que celui-ci. Je m’y suis prise un peu tard, continua-t-elle alors que je voyais les larmes affluer.
Je posai ma main sur son bras en un geste que je souhaitais apaisant.
— Mado, il est vraiment très bien. Et ne pleure pas, sinon, je vais t’accompagner, et nos têtes ne vont plus ressembler à rien, répliquai-je avec l’ébauche d’un sourire.
— Tu as raison, se reprit-elle en inspirant longuement. Mais il me manque tellement.
— Oui, moi aussi…
— Jo est déjà passé. Il voulait nous accompagner, que l’on soit tous les trois, tu sais… Mais il y a ce fournisseur qu’il devait rencontrer.
— Je sais que Jo ne manquerait ce jour pour rien au monde, Mado.
Pierre aurait eu trente-cinq ans aujourd’hui. Je n’avais pas besoin d’une date d’anniversaire pour rendre visite à mon mari, mais ce jour était spécial. Comme celui de l’année précédente, et encore celle d’avant.
J’allais le voir tous les lundis. Par commodité, mais surtout, car j’en avais besoin. Pierre et moi avions notre petit rituel bien établi, celui qui faisait bondir Margot. Elle me répétait que je me faisais du mal. Mais il m’était nécessaire, presque vital. Si je perdais cela, je perdais tout ce qui me restait de nous. Et ceci, c’était inconcevable. Quelle que soit la météo, je demeurais avec Pierre, le temps de passer le dernier album que l’on avait écouté ensemble, Eyes Open. Peut-être un jour, n’écouterais-je plus qu’une ou deux chansons… ? Mais pas maintenant. Pas encore.
Et aujourd’hui, ne dérogerai pas à la règle. Je raccompagnerai Mado et retournerai au cimetière ensuite.
Mado et Jo avaient pour ainsi dire élevé Pierre, en le considérant comme le fils qu’ils n’avaient malheureusement pas eu. Martine, la mère de Pierre et aussi la sœur de Mado, était tombée enceinte très jeune. Quant au père de Pierre, il n’était pas resté, préférant le grand large lorsqu’il avait appris la grossesse de sa petite amie. Mado, de sept ans son aînée, avait aidé sa sœur en l’installant chez elle et Jo. Une vie qui ne convenait pas à Martine. Elle avait fui la ville peu de temps après la naissance de Pierre. J’avais vu une photographie. Les deux sœurs se ressemblaient beaucoup. Mais au-delà de sa beauté, c’était la tristesse qu’elle dégageait qui m’avait le plus marquée. Elle donnait des nouvelles de temps à autre, mais n’avait jamais trouvé la maturité nécessaire pour élever son fils. Et puis un jour, les nouvelles n’étaient plus parvenues et ils avaient appris la mort de Martine par le bouche-à-oreille. Elle s’était installée à une cinquantaine de kilomètres de sa famille, sans jamais le leur dire. Pierre avait toujours considéré sa tante et son oncle comme ses parents, mais je savais aussi que plus jeune, il avait souffert de la situation. Ce qui ne le dispensait pas d’adorer Mado et Jo et de leur vouer un amour indéfectible. Et la réciproque avait toujours été vraie. La mort de Pierre les avait anéantis. Aujourd’hui, je restais le seul lien encore vivant qui les reliait à Pierre, tout comme ils étaient le mien.
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L'envol fragile du papillon
RomanceIl y a deux ans, Émilie, libraire dans une petite ville de Provence, perdait son mari dans un accident de la route et l'enfant qu'elle portait quelques heures plus tard. Depuis, sa conception de la vie a totalement changé. Émilie se barricade derriè...