Je respirais à pleins poumons, serrant la main de Raphaël avec force. S’il n’avait pas été à mes côtés, je me serais écroulée, et paradoxalement, je me sentais prête à m’écrouler, car justement il était à mes côtés.
J’avais beau m’admonester, ce n’était qu’un souper, je ne parvenais pas à calmer mes angoisses. J’avais franchi des centaines de fois le pas de leur porte, mangé un nombre incalculable de fois à leur table, partagé des conversations, des pleurs, des rires aussi. Ils étaient ma famille, mes seconds parents. Ils connaissaient tout de moi. Mes forces, mes faiblesses. Je leur faisais une confiance aveugle. Et pourtant j’étais terrifiée et en état d’hyperventilation, proche de l’évanouissement et de la perte totale de contrôle, que Raphaël contra en deux secondes par ses conseils, et sa simple présence. Il encadra mon visage de ses mains et posa son front contre le mien.
— Doucement, ma belle. Tu vas caler ta respiration sur la mienne.
Ce que je fis, produisant l’effet escompté. Quand Mado vint nous ouvrir, j’avais repris des couleurs, et mon amant/médecin abordait un visage serein et décontracté, avec cette pointe de détermination qui ne le quittait jamais et à laquelle j’adorais me raccrocher lorsque je me sentais sombrer.
Le repas se déroula dans une atmosphère détendue, familiale. Mado et Jo en profitaient pour faire connaissance avec Raphaël. Ils le connaissaient, certes, mais pas dans son intimité. Il n’y avait rien d’inquisiteur dans leurs questions, juste une envie sincère de le découvrir. Ma tension s’était depuis longtemps envolée. Je posai mes yeux sur ces trois personnes qui représentaient tant pour moi. Je retins soudainement mon souffle sans que personne ne se rende compte qu’un vent nouveau venait de s’engouffrer en moi. Durant ces deux heures passées dans la maison qui avait vu grandir Pierre, je m’aperçus que, pas un instant, je ne l’avais invité à se joindre à nous. Je pensais être submergée par la culpabilité, mais je me surpris à ressentir, bien au contraire, une forme d’apaisement. Apaisement, car je pris également conscience que j’autorisais Pierre à partir. Je l’autorisais à rompre nos liens. Ces mêmes liens qui m’empêchaient d’avancer depuis plus de deux ans. Et je compris aussi quelque chose d’essentiel. Ces entraves, ce n’était pas Raphaël qui les avait coupées, mais moi seule. Les paroles de ma mère me revinrent en mémoire. « Alors toi aussi tu as le droit de vivre, de construire quelque chose de nouveau. Cela ne veut pas dire que tu oublieras Pierre et Jeanne. Mais tu n’as pas le droit de t’arrêter de vivre pour eux, ce serait injuste ». Injuste pour eux.
Je regardai Raphaël, cet homme pour qui je serais aujourd’hui capable du meilleur, mais aussi du pire. Je pris conscience seulement à cet instant que je ne pouvais pas m’interdire de vivre comme il le disait si justement. Et mon cœur se gonfla anormalement. Mais d’une anomalie qui était porteuse d’une promesse d’avenir.
Mado et Jo lancèrent leur bombe d’une façon si anodine qu’elle aurait pu passer dans la conversation sans être relevée. Sauf qu’elle avait forcé les barrages de ma conscience et leurs mots explosèrent au beau milieu de mon cerveau, répandant un souffle d’hébétude dans tout mon être, me laissant sans voix et perdue.
Trois paires d’yeux me dévisageaient, attendant que je parle, et non que ma bouche reste ouverte en un O parfait.
— Alors ? demandèrent de concert une Mado et un Jo impatients, avec dans le regard cette lueur mutine.
— Mais c’est votre restaurant ! C’est votre vie !
— Et justement, j’ai failli y laisser la mienne. Hein, docteur ? répliqua Mado, prenant Raphaël à partie.
Et comme par hasard, il revêtit son habit de médecin sans émettre la moindre objection. À croire qu’ils étaient de connivence. Je me tournai vers Raphaël qui m’adressa le plus éblouissant des sourires, mais aussi un regard qui ne pouvait que m’obliger à leur donner la seule réponse qu’ils attendaient de moi. Un oui.
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L'envol fragile du papillon
RomanceIl y a deux ans, Émilie, libraire dans une petite ville de Provence, perdait son mari dans un accident de la route et l'enfant qu'elle portait quelques heures plus tard. Depuis, sa conception de la vie a totalement changé. Émilie se barricade derriè...