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Le bureau de Margot était vide lorsque je passai devant l’accueil. J’en déduisis que Valérie venait de rentrer de sa pause déjeuner. J’espérais de tout cœur ne pas la rencontrer, mais mon vœu ne se réalisa pas. La surprise que révéla son regard se transforma de façon tellement spontanée en dédain que cela me coupa le souffle. Je retombai dans la peau de l’Émilie que tout le monde connaissait. Je baissai les yeux et ce fut presque en m’enfuyant que je quittai le cabinet médical.

Je respirais à pleins poumons l’air odorant de la rue, pour accueillir tous ces effluves chargés de soleil et les laisser me réchauffer. Le regard rivé au sol, je pris la direction de la librairie de façon quasi mécanique.

Cette improbable entrevue me troublait plus que je ne voulais me l’avouer. Il avait su trouver le chemin et il était parvenu à m’atteindre. L’espace de quelques minutes, il m’avait permis d’être de nouveau moi. De retrouver des sensations oubliées. Ce que je ne m’expliquais pas, c’était avec quelle facilité je m’étais exposée face à cet homme que je ne connaissais pas. Sans m’en rendre vraiment compte, j’étais allée exactement là où je m’interdisais de m’aventurer. Être moi, redevenir un instant celle que j’étais avant l’accident avait été un sentiment très agréable, mais les enjeux étaient trop dangereux. Détenir même un soupçon de bonheur signifiait aussi que je pouvais le perdre à tout moment. Et je me refusais à prendre de nouveau un tel risque.

L’après-midi se déroula de façon catastrophique. Je me trouvais dans l’incapacité de travailler et me concentrer, mes pensées s’orientant implacablement quelques rues plus loin. J’étais tout de même parvenue à une conclusion. Et celle-ci ne me plaisait pas outre mesure. Ce médecin n’attendait pas une faiblesse de ma part pour m’extraire quelques minutes de cette carapace dont je m’étais recouverte ces deux dernières années. Il souhaitait beaucoup plus que ces quelques minutes. Il désirait me faire redevenir celle que j’étais. Et ceci était tout simplement inconcevable.

Je fermai enfin la librairie. Je me trouvais dans un état qui me perturbait. À la fois inquiète, tendue, mais aussi délivrée d’un poids et passablement déroutée. Je ne parvenais pas à saisir exactement ce qui me préoccupait, en plus de ma rencontre avec Raphaël. Ce n’était pas ceci, mais quelque chose de plus subtil, de plus intime. Jusqu’à ce que je percute et que je m’immobilise en plein milieu de la rue.

C’était la première fois depuis des années que je ne ressentais pas le calme et la paix dans la librairie au point d’avoir refermé la porte avec un réel soulagement. Et c’était ce même soulagement, ce même besoin de fuir un environnement dans lequel je me sentais à l’abri qui me perturbait profondément. Un bruit de klaxon me sortit de ma torpeur et je remontai précipitamment sur le trottoir en essuyant les remontrances du conducteur. L’air totalement hagard, je le regardai passer, me faisant de grands gestes. Je portai instinctivement une main sur ma poitrine, comme si ce simple geste pouvait ralentir les battements de mon cœur. Mon souffle déjà court s’arrêta complètement lorsque j’entendis le vrombissement d’une moto. Et pas n’importe laquelle. Quand je levai les yeux, j’aperçus son pilote, les deux jambes fermement campées au le sol. Sa visière était relevée et je vis distinctement ses yeux braqués sur moi. Le regard qu’il me porta ne semblait pas particulièrement tendre, mais contrarié. Ou plutôt fâché. Voilà. C’était exactement cela. Malgré la distance qui nous séparait, je ne pus que constater ses yeux étincelants de colère. Et visiblement, cette dernière était dirigée vers moi.

Merde !

Même mon invective me surprit. Ce n’était pas dans mes habitudes de jurer.

Je préférai fuir son regard, me sentant incapable de l’affronter plus longtemps. Je me détournai précipitamment et me ruai vers le restaurant dans lequel je m’engouffrai sans me retourner une seule fois.

L'envol fragile du papillon  Où les histoires vivent. Découvrez maintenant