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Je regagnai ma maison dans un état de confusion intense. Mes repères avaient explosé, mes émotions se trouvaient en équilibre précaire au bord d’un gouffre. Un souffle, et je basculais. Un mal de tête se réveilla et me vrilla bientôt les tempes. Je pris une aspirine et fis ce que je m’étais interdit de faire depuis des années. Ouvrir cette boîte de somnifères que l’on m’avait prescrite à la mort de Pierre, avaler deux comprimés et prier ce Dieu auquel je ne croyais plus de m’autoriser à dormir et oublier les dernières heures.

Je n’avais pas eu de nouvelles de Raphaël, et n’espérais pas en avoir. Surtout après son message plus que limpide. Le mardi matin fut un supplice. Le mercredi une torture. Et le reste de la semaine à l’avenant. Celui de faire bonne figure. De montrer un masque pour dissimuler la peine que je ressentais et le chaos qui régnait à l’intérieur. Je m’appliquais à paraître impeccable, m’offrant même le luxe d’utiliser un fond de teint. Mais mes cernes ne trompèrent pas Margot lorsqu’elle débarqua à la librairie avec son énergie habituelle. Voir ce petit lutin incontrôlable me mit un peu de baume au cœur, mais ce fut avant que son radar ne s’affole et détecte ce que je m’efforçais de masquer.

Je ne dissimulais pas seulement mon ébranlement, je me cachais de mes amis. J’avais besoin de cette solitude pour faire face à ce trouble. Ce n’avait été qu’un baiser finalement, mais prendre conscience de ce qu’il avait ouvert en moi me tétanisait. Raphaël ne lui donnait pas la même importance. Il le rejetait surtout avec une force qui m’avait percutée de plein fouet.

Margot se servit un café, et je la laissais faire, pour le simple plaisir d’observer quelqu’un de normal, qui effectuait des gestes normaux du quotidien, qui avait une vie normale. Cette normalité qui me faisait défaut et que j’enviais au point de sentir ce petit pincement au cœur.

— Tu n’as pas pris de brioche aujourd’hui ?

— J’ai oublié.

— Tu n’oublies jamais rien, argua-t-elle.

— Eh bien ! il faut croire que je ne suis pas parfaite.

Je regrettai la sécheresse de mon ton. Margot leva les sourcils. Son étonnement se transforma en inquisition et elle se mit à inspecter scrupuleusement mon visage.

— Qu’est-ce que vous avez tous en ce moment. J’ai déjà mon boss qu’est d’une humeur de dogue depuis le début de la semaine. Ça suffit maintenant !

Je me crispai un peu plus en l’entendant évoquer Raphaël. Margot perçut sans mal la tension qui m’habitait. Et son regard plus insistant me décoda en une seconde.

— O.K., lâcha-t-elle lentement. Maintenant, tu vas poser tes fesses sur cette chaise et tu vas te mettre à table.

Je m’exécutai à contrecœur.

— Bon ! C’est quoi ce bordel ?

— Rien. Tout va bien.

— Arrête tes conneries. T’asseoir à cette table sans rechigner est déjà un aveu, je te signale. Crache le morceau !

Comme je restais silencieuse, Margot et son incroyable capacité d’analyse s’essayèrent à un récit d’une logique quasi implacable.

— O.K. Je vais te dire comment je vois les choses et te les résumer.

Je ne répondais toujours pas, ce qui la conforta dans son raisonnement.

— Alors, voilà. Je t’envoie mon patron te décongeler de ta tombe, le lendemain, je te trouve toute guillerette au téléphone et le reste de la semaine, c’est silence radio total. Ce même patron tire une tronche de trois pieds de long et son humeur massacrante ferait flipper n’importe quel caïd de la pègre. Toi tu m’envoies bouler, car j’ai le malheur de te dire qu’il n’y a pas de brioche. Alors qu’il y a toujours de la brioche, et tu as des valises sous les yeux qui pourraient rivaliser avec celles de Derrick.

L'envol fragile du papillon  Où les histoires vivent. Découvrez maintenant