Chapitre 2

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Je jetai un œil à ma montre. Pas loin de 18 h. Margot devrait bientôt atteindre les portes d’Avignon. Mes tâches qui d’ordinaire ne me prenaient que peu de temps s’étaient étirées en longueur, ma main m’empêchant d’être efficace. Au moins, la déchirure ne s’était pas rouverte. Mais ce soir, l’élancement tirait jusque dans le coude et remontait vers l’épaule. Je n’avais finalement pas eu le temps de passer à la pharmacie tout en sachant que je me mentais. Le temps, je l’avais, c’est la volonté de le faire qui m’avait fait défaut. Et j’entendais déjà les reproches de Margot.

La librairie était plongée dans une reposante pénombre de début de soirée, uniquement troublée par la lampe de bureau que je venais d’allumer. Je portai un regard circulaire et fermai les yeux.

Les odeurs de bois, de papier, s’étaient imprégnées dans les murs, emprisonnant des histoires, des instants. Quelques rayonnages avaient été sacrifiés pour permettre la création d’un espace entièrement destiné aux enfants. J’y faisais mes lectures du mercredi après-midi. Les enfants pouvaient venir à tout moment se poser, emprunter un livre et le lire sur place. Le pouvoir des mots était puissant, son apprentissage, une chance. Et il nous appartenait de le transmettre aux plus jeunes. J’avais volontairement gardé l’esprit « vieille librairie », en préservant les rayonnages en bois.

Les murs entiers étaient tapissés de livres, les couvertures modernes cohabitant avec celles en cuirs. Il en existait encore, elles se faisaient rares, et cette rareté, je la chérissais. J’étais tombée amoureuse de l’endroit. Quand j’étais entrée la première fois dans la librairie, j’avais tout de suite su que c’était elle. Que c’était ici que je devais être. Les seuls vrais travaux avaient été d’arracher cette hideuse moquette à fleurs et poser un parquet de chêne, dont la noblesse ne pouvait que flatter la boutique.

Elle avait ce petit air hors du temps qui plaisait et dans lequel j’aimais me perdre.

Ici, j’oubliais tout.

Ici, je respirais.

Ici, je vivais.

Ici, j’étais vivante…

Je pris le temps avant d’ouvrir les yeux lorsque retentit le carillon de la porte. Avais-je omis de tourner la pancarte « Fermé » ? Pourtant, je me revis distinctement le faire au moment où Margot était partie. Un touriste de passage s’était peut-être perdu… ? Je n’étais ni agacée ni frustrée qu’il vienne rompre le charme du silence. Seulement amusée. Les horaires n’étaient-ils pas inscrits sur la porte ?

Lorsque j’ouvris complètement les yeux, mon touriste se tenait devant le bureau. J’eus un infime sursaut et reculai légèrement de ma chaise en levant le regard vers l’homme qui me faisait face. Le contre-jour m’empêchait de distinguer totalement son visage, mais il n’avait absolument rien à voir avec le touriste lambda, bermuda et spartiates rétro, qui entrait par mégarde dans la librairie. Visuellement, il était loin de l’archétype de mes clients. Blouson de cuir, t-shirt noir, jeans et bottes de cuir. Et la première pensée qui me vint fut qu’il s’était trompé d’endroit bien que j’avais appris qu’il ne fallait pas se fier aux apparences. Le nombre de clients qui j’avais vu défiler au cours des quatre dernières années me l’avait prouvé. La surprise passée, je me raclai discrètement la gorge.

— Bonsoir. Je suis désolée, nous sommes fermés, monsieur.

Alors que je parlai, il s’approchait un peu plus du bureau et du halo salvateur de la lumière d’où je pus enfin distinguer ses traits. Je lui donnais dans les trente-six, trente-huit ans, sûr de lui, incontestablement, mais dont le visage fermé ne laissait transparaître aucune émotion. Ses yeux, dont la couleur m’échappait toujours, se posèrent sur le torchon sanguinolent. Je me levai, soudainement mal à l’aise, et baissai prestement ma main, m’arrachant au passage une grimace de douleur. Je ne savais pas ce qui me dérangeait le plus. Son mutisme, son intrusion dans la librairie ou le fait qu’il n’avait pas une fois accroché mon regard.

L'envol fragile du papillon  Où les histoires vivent. Découvrez maintenant