Deux jours que j’arpentais les routes, sans but précis, simplement guidée par mes envies. Je me déconnectais de tout. De mes amis, de la ville, de la librairie et de sa fin prochaine, de Raphaël…
Deux jours d’errance émotionnelle avant de reprendre un minimum de contrôle. Deux jours à repasser en boucle ses derniers mots « Je ne vous déteste pas Émilie. Ce que je ressens à votre égard est bien pire que cela ».
Mes lèvres s’incurvèrent lorsque je passai la pancarte « Bienvenue dans le Morbihan ». Mon premier vrai sourire depuis plusieurs jours. Semaines… peut-être ? Je n’étais pas encore chez moi, mais en frôler les frontières m’apporta un regain d’énergie, et surtout relâcha mes tensions. Je devais rentrer, me ressourcer avant de me perdre totalement.
Mes yeux tombèrent sur un parcours touristique à effectuer : « Le jardin aux papillons ». J’engageai ma voiture et quelques kilomètres plus tard, j’observai une serre que le ciel sans nuages rendait magnifique.
Ce n’était pas tant la chaleur qui me prit à la gorge, j’y étais habituée, mais l’humidité et la sensation étrange de pénétrer dans un royaume oublié. La serre était comme une bulle hors du temps, abritant un microcosme enchanté, enchanteur. Je parcourais les allées, laissant mes yeux s’émerveiller du ballet gracieux et de l’envol fragile des papillons. De toutes les couleurs, de formes et de tailles différentes et parfois étonnantes. J’avisai un banc et m’y assis, prenant le temps d’observer. Les personnes avec qui j’étais entrée avaient déjà fait le tour de la serre et repartaient. D’autres prenaient leur place, tandis que je savourais le plaisir simple d’être là, et des minutes qui passaient. Sans pression, sans attente, sans souffrance. En profitant de l’instant présent, sans penser au lendemain.
J’éprouvais cette impression étrange, comme si la serre m’avait appelée, m’invitant à entrer et découvrir ses trésors. Des mots me revinrent en mémoire au moment où un papillon bleu, dont les ailes semblables à du velours battant l’air avec grâce, se posa sur mon épaule. Les mots n’étaient pas les miens, mais de Raphaël « On dirait un petit papillon qui virevolte de-ci de-là ». Des mots qui me semblaient venus d’un autre temps.
Je me figeai, de peur d’abîmer cette étrange créature, à la fois si ordinaire et pourtant tellement fascinante. Ses ailes se déployèrent lentement et s’ajustèrent pour se plaquer au-dessus de son corps. Des ailes que je savais fragiles. Plusieurs fois, il répéta le geste, mais ne s’envola pas. Et chaque battement d’ailes me ramenait un peu plus vers cette soirée qui avait bouleversé un quotidien que j’avais mis deux ans à stabiliser.
Une employée vint me rejoindre. Elle s’assit à mes côtés et lorsqu’elle vit le papillon, toujours posé sur mon épaule, se mit à raconter tout le processus qui donnait naissance à cette merveille. Je l’écoutai avec une attention modérée, jusqu’à ce qu’elle aborde un aspect presque chamanique sur la symbolique des papillons. Sa voix avait un timbre particulier, qui s’accordait avec l’endroit et donnait à son récit un côté un peu mystique. Elle me parla de la transformation, symbole du papillon, sa capacité de passer d’un état à un autre, d’un mode de vie à un autre. Il était également synonyme de changements dans la personnalité ou encore dans les habitudes. Elle argumentait en me désignant les chrysalides d’un côté, puis reportait son regard sur mon épaule, sur laquelle le papillon bleu reposait toujours.
Si je souhaitais donner un sens à cette symbolique, je pouvais dire que le papillon faisait partie de moi depuis plus de deux ans. La mort de Pierre avait bouleversé ma vie, mes certitudes, mes espoirs et mon avenir.
Je quittai la serre un peu à contrecœur. Cet espace hors du temps m’avait apporté un apaisement, avait adouci mon humeur. J’avais fui la ville, déchirée par les mots de Raphaël. Ils me faisaient toujours mal, mais les quelques heures passées au milieu des papillons, de leur éphémère et fausse liberté, m’avaient fait prendre conscience de ma propre prison. Je restais enfermée dans des souvenirs, dans cette envie de préserver un passé qui par définition n’existait plus. À l’heure actuelle, j’ignorais ce que je souhaitais exactement. Me reconstruire une carapace, et me couper des vivants comme je le faisais depuis deux ans. Ou avancer. Profiter de la fin prématurée de mon bail pour repartir à zéro. Je savais aussi que si je choisissais cette option, ce serait dans une autre ville. Peut-être ici, chez moi. En Bretagne.
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L'envol fragile du papillon
RomanceIl y a deux ans, Émilie, libraire dans une petite ville de Provence, perdait son mari dans un accident de la route et l'enfant qu'elle portait quelques heures plus tard. Depuis, sa conception de la vie a totalement changé. Émilie se barricade derriè...