29.

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Il se lève de son siège, attrape son verre et se dirige vers le petit placard au fond de la pièce. Il se ressert de son Porto de quatre-vingt dix-sept et je le regarde, dans l'incompréhension. 

- C'est absurde, je siffle.

- Ah bon ? Et pourquoi ? demande t-il en se rasseyant. 

- Parce que quand on aime, on aime plus que soi-même. 

- Ce qui n'était pas mon cas. Tu vois, je ne supportais pas cet amour. 

- Alors ce n'en était pas un. 

Ma réflexion le fait sourire et il avale un peu du contenu de son verre, presque surpris de ce que je viens de lui dire. Mais c'est moi qui suis surprise. Comment peut-on dire " je l'aimais donc je l'ai fait tuer " ? Comment est-ce que c'est possible de ne pas supporter l'amour, l'amour que l'on ressent et que l'on nous renvoie, puisque par définition il est opposé à la haine ? On sait tous que l'amour n'apporte pas que du positif, mais il n'est jamais censé nous faire détester ce que l'on ressent - c'est même impossible. Comment peut-on aimer une personne, la vouloir près de nous, l'aimer comme on aime une fois dans une vie, et pourtant ne pas pouvoir supporter cet amour ? 

- Nous étions deux étoiles montantes, lui dans la mafia américano-russe, moi dans mon buisness. On s'est rencontré à une soirée, je devais conclure une très grosse affaire.

- Il est logiquement impossible d'aimer quelqu'un et de lui vouloir du mal, j'assène. 

- Parce que tu n'a jamais connu la passion, Violence. 

Ça me coupe le sifflet. L'assurance avec laquelle il vient de dire ça me laisse sans voix, et bras croisés, je suis pantoise. Je découvre un autre Thaddeus, plus détendu, plus moqueur ; le masque de pierre, de ce patron sanguinaire et sociopathe a changé. Et c'est étrange. Tout dans cette conversation que nous tenons depuis trente minutes est étrange. J'essaie de comprendre, vraiment et sincèrement, comment il peut dire qu'il aimait un homme et que c'est pour cette raison précise qu'il l'a fait disparaître, mais c'est impossible. Et même si comme il le soutient, je n'ai jamais connu la passion, je ne vois pas en quoi la passion peut vouloir pousser à tuer son partenaire. L'erreur de logique retourne mon cerveau et il s'empresse de remédier à ce trouble. 

- La passion, la vraie, fait faire des choses affreuses. Enfin, affreuses... Pour le commun des mortels. Elle vous mène par le bout du nez, elle vous rend faible, elle ouvre une faille en vous. 

- Alors c'est ça, je dis. En fait, vous avez eu peur de l'aimer, de l'ouvrir, et vous l'avez tué. 

Il éclate de rire. 

- Non, pas du tout. Je n'avais pas peur. Je n'avais pas envie de l'aimer, simplement, pourtant je ressentais beaucoup de choses pour lui. 

- Vous n'aviez pas envie ? Quand on aime, l'envie n'a pas d'importance. On aime, et ce pour toujours, tremblants de tous nos membres parfois, de la mauvaise manière parfois, mais on aime. Et on ne souhaite jamais que l'autre meure. 

Si Aderholt me voyait à cet instant précis, en train d'essayer de comprendre l'architecture de l'esprit de Di Casiraghi, il me tuerait parce que j'en ai l'interdiction. Il ne faut pas que j'essaye de comprendre au risque de me blesser moi-même. Je ne pourrais jamais comprendre, et non seulement cela m'affectera au niveau de la santé mentale, mais en plus c'est un cercle de vicieux ; moins on comprend, plus on essaye fort de comprendre. Thaddeus se lève lentement, fais quelques pas dans la pièce, son verre toujours à la main, pensif. Quelques secondes après, il se tourne vers moi et je tourne également la tête vers lui. 

- Je n'avais pas envie de l'aimer. Je l'aimais, mais via une espèce d'entité indépendante en moi. 

Silencieuse, je l'écoute parler. 

ULTRAVIOLENCEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant