Cinquante-huitième

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Il l'avait entendu. Lui, et tous les autres. Ils l'avaient entendu, cette phrase prononcée si bas, dans ce silence de mort. Le froid s'était répandu dans la pièce, le même froid qui m'habitait depuis trop longtemps. L'atmosphère, impossible à détendre, ils étaient rapidement partis. S'enfuyant loin de ce malaise que j'avais instauré. Bien que mon ami était réticent, son Alpha ne lui en avait pas laissé le choix. Je ne méritais pas son attention. Il devrait se concentrer sur lui plutôt que sur moi. J'étais condamné depuis le jour de ma naissance, depuis qu'il m'avait reconnu. Cette bête que je ne voulais plus voir et que je n'avais plus revu. Il fallait que je lui échappe, que je m'échappe de cette réalité pour ne pas devenir fou ou sombrer plus que je ne l'avais déjà fait.

-Tiens.

Une assiette se retrouva devant moi, elle se posa sur mes genoux libres, désertés par cette féline m'ayant abandonné il y a quelques heures déjà. Je n'avais pas bougé de ce fauteuil. Sûrement par manque de force, plutôt que par l'envie que j'avais évoqué.

-Tu devrais manger un peu, me rappela-t-il doucement.

Il avait raison, il le fallait, pour que je me réveille le lendemain. Pourtant, cette assiette qui m'aurait appétit il y a quelques mois me semblait fade et terne. Et l'odeur alléchante, en temps normal, qui s'en dégageait ne m'attirait plus comme avant. Sous son regard insistant, j'attrapai la fourchette, par manque d'envie d'écouter à nouveau l'un de ses discours prononcé avec une voix doucereuse et dans le but de m'inciter à manger. Elle sembla peser une tonne tant elle était lourde. Ou peut-être était-ce moi qui manquait de force. Je la remplis de ce riz crémeux aux lardons. Un repas que j'adorai en temps normal. Pourtant, quand je la mis dans ma bouche et que cette bouchée rencontra mon palais, laissant son goût s'y répandre. Rien, absolument rien se passa. Tout comme les autres fois. J'avais envie de pleurer et d'éloigner cette assiette de moi. Je n'avais pas faim, je n'avais pas envie de manger. Je voulais être seul et pleurer dans mon coin, comme à chaque fois.

-J'ai fait attention à bien doser, j'ai même goûté et j'ai plutôt trouvé ça bon, mais, peut-être que je me suis trompé ? me demanda-t-il incertain.

Je levai mon regard vers lui, il se démenait pour moi. Sous mes yeux, son expression inquiète s'intensifia, se répandant jusque dans le reste de son corps, il s'agita, se tendant, s'avançant puis se reculant à nouveau de peur d'avoir fait un faux pas. Et la seule chose que je lui offrais, c'était cette même expression vide que je lui montrais depuis une semaine maintenant.

-Tu veux peut-être que je te laisse seul, se calma-t-il.

Il était peiné, je le voyais dans le fond de ses yeux, bien qu'il essayait de le cacher, de le dissimuler. La tête plus basse, il tourna les talons, quittant le salon lentement. Je ne le retins pas, l'observant simplement quitter la pièce avec déception. Sans un mot, mon regard retomba sur mon repas. Je n'avais pas faim. Les aliments arrivant jusqu'à mes papilles étaient fades. Et je ne savais plus. Est-ce que je devais vivre ou mourir ? Est-ce que j'avais au moins l'envie de continuer à mener cette triste vie ? Mais est-ce que j'aurais le courage de quitter ce monde sans me retourner et en emportant quelqu'un de si gentil et naïf avec moi ? Je n'en étais pas certain. Alors, en attendant de connaître la réponse, je devais au moins survivre un minimum.
Je reposai l'assiette à moitié vide sur la table basse, mes yeux se fermaient d'eux même sous mon épuisement flagrant. C'était plutôt rare. Mais c'était sûrement car j'avais mangé pour une fois. Alors, incapable de bouger et de lutter vainement contre cette force pour me traîner jusque dans mon lit, je m'endormis sur ce fauteuil confortable.
Je soupirai. Mes yeux s'ouvrirent, le noir complet de mon esprit se prolongea. Je me tournai dans le lit. Adam avait du m'y déplacer pour que je puisse dormir plus confortablement. Je sentais qu'il ne faisait pas encore jour. Il était encore tôt, mais j'avais atteint le maximum de sommeil que je le pouvais. Mon esprit me quitta, s'envolant loin de moi, se souvenant, se remémorant le sentiment de satisfaction que j'avais ressenti d'avoir le ventre plein. Cette sensation de satiété et cette facilité à m'endormir. Combien de temps j'avais dormi ? Une nuit entière sans me réveiller, sans être dévoré, consumé de l'intérieur par ce froid, cette faim et cette tristesse infini. Mes yeux s'humidifièrent, étonnamment et sans que je ne sache pour quelle raison précisément. Ma peine coula, amplifiant la torture de mon esprit, sans lui laisser aucun répit. Les draps n'en ressortirent pas indemnes, laissant une trace, une preuve de ma douleur.
Une douce mélodie résonna dans l'appartement silencieux. Elle se tut rapidement, comme chaque matin. Puis des pas plus légers qu'habituellement se déplacèrent dans ce vide terrifiant. Mes larmes s'arrêtèrent en l'entendant, peut-être par peur de se faire attraper, ou tout simplement par bonheur de l'entendre réveillé lui aussi. Partageant cet instant d'intimité éloigné, je profitai de sa présence sans qu'il ne soupçonne que je sois réveillé. Je l'épiai silencieusement. C'était mon moment préféré de la journée. Celui que j'appréhendais autant que je l'attendais avec impatience. C'était le même rituel. Douche, séchage, habillage, brossage, sans pourtant que je ne le vois, mais, après tant d'années, je pouvais parfaitement bien le deviner. Il sortait ensuite de sa chambre aussi discrètement que possible, sans allumer la lumière du couloir, laissant seulement celle presque invisible de sa chambre, il ouvrait ma porte, m'observant quelques secondes, voyant que je dormais, il refermait la porte, éteignait sa lumière et donnait à manger au chat qui miaulait. Il déjeunait ensuite, sans ne plus faire attention à moi et partait une fois prêt sans me dire un seul au revoir.
L'eau de la douche se coupa, le silence reprenant. Mon souffle se coupa un instant. Ses pas résonnèrent rapidement, trop rapidement. Mon cœur s'accorda à ses pas, devenant bruyant et plus rapide. Je retrouvai soudainement mon souffle, l'impatience se battant avec l'appréhension. Aucun ne gagna, comme à chaque fois, c'était la même chose. Mes yeux se fermèrent du plus naturellement que je le pus. Je tentai d'apaiser mon souffle, de le rendre le plus lent. Une fine lumière me parvint sans que je n'ai besoin d'ouvrir les yeux. Son effluve masculine m'emplit les narines, renforcée par sa récente douche. Elle manqua de griller ma couverture, de me faire frémir sous sa caresse aussi douce qu'intense. Son regard me paralysa autant qu'il me flatta. Pourtant, je l'entendis soupirer tout en me contemplant. Bref peut-être, mais réel pourtant. Il s'éternisa, ses yeux parcourant mon corps couvert et mon visage offert. Mon cœur pulsait puissamment dans ma poitrine. A tel point que j'eus peur qu'il ne l'entende.

-Pourquoi tu ne me reviens pas ?

Cette voix grave, puissante, résonna jusqu'à moi, faisant écho à l'intérieur de moi. D'agréables frissons remontèrent le long de ma colonne vertébrale alors que je sentis mon cœur gonfler soudainement. L'envie autant que le besoin d'entendre à nouveau sa voix se manifesta férocement. J'avais besoin de le sentir près de moi, qu'il vienne me serrer dans ses bras et me taquiner comme il savait si bien le faire. Je devais lutter contre moi-même pour ne pas me trahir, pour ne pas céder à cette pulsion animale. C'était le lien, pas ce que je désirai réellement. Je ne voulais pas de ce lien moi.

-Il a peut-être raison.

Je ne pus réprimer le frémissement qui me fit bouger. Heureusement, il dut croire être sur le point de perturber mon sommeil car, la lumière venant de sa chambre déjà basse diminua encore.

-Je me suis trompé, murmura-t-il.

Mon sang se glaça, mes yeux s'ouvrirent en grand, les larmes brouillant déjà ma vue. Quoi ? Il s'était trompé ? Comme je l'avais prédis et comme je m'en étais douté. Alors, il allait vraiment partir ? Je ne pus retenir mes larmes, mon chagrin coula amèrement sur mes joues, inondant pour la seconde fois les draps. Des sanglots me secouèrent, me faisant trembler atrocement alors que je taisais ma voix. Le mal qui me rongeait depuis longtemps me torturaient toujours plus fortement. Il était là, comme à chaque fois.
Dans le silence de cet appartement, à l'insu d'Adam et de son loup, je me brisai un peu plus encore. Sans pouvoir me calmer, sans y arriver, je retins ma voix et mon chagrin comme à chaque fois.
Mon corps mou glissa vaguement. Mes yeux gonflés et rouges témoignèrent de ma principale activité de la journée. La nature était injuste. Ses mots m'avaient terrassé le matin et suivi toute la journée. Sans que je ne puisse lutter contre, j'avais laissé le besoin de pleurer s'extérioriser. Mon esprit était tiraillé, comme toujours, entre les pulsions liées au lien et mes propres envies. Ils m'avaient volé ma vie et mon futur, mais, ils s'étaient trompés. La chaleur dans laquelle j'étais plongée ne pénétra pas ma peau, elle glissa dessus, laissant mon corps toujours aussi glacé. Je ne sentais plus rien hormis cette froidure insupportable et qui me suivrait jusqu'à la fin de ma vie, du moment qu'il m'abandonnerait pour le bon jusqu'au moment où je mourrais seul, incapable de trouver mon bonheur. C'était cruel, trop cruel pour moi. Mais, si je mourrais et qu'il me suivait dans la tombe, il ne pourrait pas non plus trouver son bonheur. Alors, je devais sacrifier ma malheureuse vie pour qu'il vive tranquillement la sienne et m'éblouisse avec cette joie que je ne trouverai jamais. Est-ce que j'aurais la force de le supporter au moins ? Non, je devais peut-être attendre qu'il trouve son bonheur avant de quitter ce monde, comme ça, il ne se tuera pas pour un être aussi insignifiant que moi. Oui, je ferai comme ça. Il ne me restait plus beaucoup de temps à souffrir, bientôt, bientôt, je ne serai plus là. Un léger sourire étira mes lèvres, en paix avec moi-même, pour la première fois depuis une semaine entière.
Mes yeux s'ouvrirent lentement, le visage affolé d'Adam parvint jusqu'à mes yeux. Mon sourire s'intensifia, bientôt, je ne serai plus là pour entacher sa vie. Il prononça mon prénom, sans que sa voix ne me parvienne. Ma bouche s'ouvrit à son tour. Je pris une inspiration pour prononcer son prénom mais, mes yeux s'écarquillèrent en comprenant. Une goulée d'eau s'infiltra dans ma bouche et pénétra jusque dans mes poumons. Bientôt, l'air me fouetta et une toux incontrôlable me terrassa. Penché sur la baignoire, je recrachai toute l'eau agglutinée dans mes poumons, créant une petite flaque sur le sol et, allant jusqu'à mouiller ses chaussettes. Une grande main chaude alternait entre une légère tape dans mon dos et des caresses pour me soutenir. J'oubliai ce contact, refoulant les sensations et émotions qui me traversaient. Mes yeux rencontrèrent ceux soulagés d'Adam. De la bave et de l'eau coulaient de mon menton, j'étais nu dans ce bain gelé, mais je m'en fichais, parce que, bientôt, je ne m'humilierai plus devant cet alpha.

-Qu'est-ce que tu as tenté de faire ? m'interrogea-t-il en paniquant à nouveau.

Je clignai des yeux alors qu'une serviette m'atterrissait sur les cheveux, les frictionnant tendrement pour me les sécher.

-Je...Je me suis endormi, bafouillai-je faiblement, la voix enrouée.
-Ne prend plus de bain quand je ne suis pas là s'il te plaît, j'ai cru que tu étais mort !

Bientôt.

-Je suis désolé.

Je ne serai plus là pour l'inquiéter.

Toi sans moiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant