Je viens de m'enfermer dans mon bureau. Mon seul compagnon acceptable est une douce musique classique. Je ne suis pas tendu, mais il est temps pour moi d'ouvrir le congrès qu'Irina et moi attendions tant. Notre discours est fin prêt, nous présenterons une doctrine originale qui pourrait faire des émules.
J'ai confiance en Irina pour proposer une présentation hors pair. L'enjeu est tout autre à présent. Je dois, en tant qu'orateur principal et président, dire quelques mots pour inaugurer le premier jour de ce rassemblement. Un jeune docteur en droit, du haut de ses vingt-huit ans, proposera donc aux grands noms de la discipline son point de vue sur un sujet crucial.
Enseigner le droit au XXIème siècle. Tel est le titre du congrès que nous tenons cette année. Il s'agit ni plus ni moins d'une conférence scientifique classique, à laquelle une coloration thématique est donnée sur proposition du comité d'organisation. En tant que président, j'avais proposé la pédagogie, une idée appréciée de mes collègues, et notamment d'Irina.
A moi d'assumer désormais le thème choisi. Le format est original : plusieurs étudiants viendront sur scène avec moi et poseront des questions savamment choisies pour me permettre de développer un propos déjà très clair dans mon esprit. Le risque est cependant immense : je n'ai ni notes, ni texte, ni certitude quant à l'intitulé des questions.
J'ajuste la robe universitaire qu'il est d'usage de porter en de telles circonstances. Sous cette robe se trouve un costume gris classique, une chemise bleu ciel ainsi qu'une cravate bleue. Rien n'est visible de nos étudiants ou de nos invités. Ils ne verront que la robe noire, la simarre et l'épitoge rouges, de la couleur de notre discipline, et le rabat blanc.
Je sors de mon bureau ainsi vêtu, croisant des collègues qui n'ont pas la chance de venir m'écouter. Ils doivent se rendre en cours ou bien ont mieux à faire. Si tel est le cas, alors je préfère ne pas les avoir dans la salle. Rien de pire qu'un spectateur peu intéressé ou distrait. Je préfère que les étudiants quittent mes cours que d'y venir à contre-cœur.
Je n'attends aucune indication et m'installe paisiblement sur la chaise centrale, tandis que les quatre étudiants viennent à mes côtés. Je les rassure alors que l'anxiété se voit sur leur visage. Ils n'auront qu'à poser les questions. La tâche la plus délicate me revient à moi. S'ils sont à court, nous n'aurons qu'à nous tourner vers la salle.
Je me saisis du micro pour saluer l'audience et leur souhaiter une belle rentrée. Je rappelle tout le plaisir que je peux avoir à présider ce congrès cette année et m'installe confortablement tandis qu'Irina précise les modalités d'intervention pendant cette session de questions – réponses. Elles sont simples : patientez jusqu'au moment où les étudiants auront fini de m'interroger.
« Monsieur, permettez-moi cette première question. Vous qui êtes docteur depuis seulement un an, mais qui enseignez depuis cinq ans, qu'a changé votre thèse ?
— Cher Adrien, ma réponse sera courte : la thèse ne change rien. Que vous soyez ou non docteur, votre rapport aux étudiants et aux cours n'évolue pas. Si vous étiez un médiocre enseignant avant d'exceller en recherche, vous le demeurerez après. La technicité ou la compétence ne suffisent pas. La pédagogie, elle, est un long apprentissage que la thèse ne prodigue pas encore.
— Comment éviter d'être un médiocre enseignant, alors ?
— Aurais-je la prétention de penser que vous me posez la question car vous ne me considérez pas comme un enseignant médiocre ? La salle et l'étudiante rient. Je crois qu'il s'agit de celle ou de celui qui est capable de préparer un cours au mot près, pour finalement ne pas dire un seul des mots prévus, ou du moins pas dans l'ordre initial. L'enseignement de qualité n'est garanti que par une écoute de qualité. Il porte en lui la raison et la passion. L'enseignant, lui, n'a pas peur d'exprimer ses idées. Il n'est pas le porte-voix des autres, il assume ce qu'il dit et ce que ses recherches lui permettent de dire. Le cours doit être écrasant, lumineux, exultant. Une effervescence.
— S'il faut écouter les étudiants, faut-il alors accepter les critiques ?
— Uniquement si vous les acceptez aussi, mon cher. Et si vous formulez par ailleurs les compliments adéquats. Si les étudiants ne proposent que des critiques de fond, alors que vous êtes l'enseignant, qu'ils prennent votre place. Si des ajustements sont demandés, si les points forts sont soulignés, si des améliorations sont suggérées, alors quel fou refuserait de les écouter ? J'encourage chacun de mes étudiants, à condition qu'il travaille dur et qu'il soit digne des compliments qu'il veut entendre.
— Peut-on être chaleureux avec des étudiants ?
— Avez-vous oublié que nous sommes, toutes et tous des êtres humains ? Je suis le professeur de la moitié de cette salle, le cadet collègue de l'autre moitié. Devrais-je considérer que seule la seconde a droit à mes mots d'esprit, à ma personnalité, à mes défauts ? La bienveillance est le cœur de la pédagogie. La chaleur de ce qui nous réunit dans un amphithéâtre ne peut être évincée. A condition que cette relation pédagogique respecte la distance nécessaire à l'évaluation. Une fois ce pouvoir perdu, nous ne sommes plus que des universitaires à des niveaux différents, vous en licence ou en master, moi déjà docteur. Alors le rapport humain redevient premier.
— Est-ce une forme d'éthique ?
— Évidemment ».
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Ultime évanescence (BxB)
RomanceA Aix-en-Provence, la justice et le droit règnent en maîtres. Travailler ou étudier dans cette ville est un privilège que de rares chanceux connaissent. Que se passe-t-il quand, à cet honneur, s'ajoutent des rencontres imprévues et faisant vaciller...