chapitre 5

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Paul buvait, riait avec Guillaume. Il était directement parti le rejoindre à leur adresse habituelle, parfaitement située entre son travail et son domicile.
Sa plate vie tenait dans un kilomètre carré.

Paul vivait dans son domaine entre son appartement, son travail, les bars et restaurants au milieu.

Son escapade de fin de semaine était exceptionnelle .
Il racontait à son ami la déconfiture sévère du chef de service qui était licencié.

Guillaume qui était analyste financier dans une filiale de sa société , s'en amusa aussi, savourant ce malheur comme on déguste un bonbon.

Paul écartait ses lèvres en un sourire parfait, ses yeux verts se plissaient, il buvait, parlait fort,n'écoutait pas les réponses.
Il était beau,invincible, le pansement avait tenu.

Guillaume était divorcé, il l'avait connu dix ans auparavant, il connaissait beaucoup de sa vie, ses enfants .

Paul était une énigme pour ses amis soigneusement choisis, aucune trace de passé, pas de photos, pas d'attaches, pas d'amis d'enfance, pas de racines, il était né, avec eux quinze ans auparavant.

Comme sa vie était parfaite, monotone, insipide, ils imaginaient tous qu'il cachait un passé, un présent. Paul ne répondait pas, éludait.

Ce soir, il était particulièrement joyeux, et médisant. Guillaume le trouvait fort et drôle.

La soirée se passa, toute en apparences, Paul ne partait pas, il ne voulait pas rentrer, retrouver Monsieur Patate et son livre.

Il fit la fermeture du bar, et partit chez Guillaume finir la soirée.

Il était toujours très attentif aux autres, les écoutait longuement, il était un ami parfait ,ne s'épanchait jamais, n'avait jamais ni chagrin, ni déception à raconter.

Il s'endormit sur le canapé, les verres volaient, l'alcool coulait.

Il ne rentra qu'à huit heures, juste le temps de se changer, ignora le chat, ne rentra que dans le dressing, et claqua la porte.

Il reprit son chemin, café, travail, Jean, Constance, son bureau, les moqueries, le dédain, la monotonie de son travail, tout était parfait.

Guillaume l'appela pour le remercier de la soirée.

Jean l'appela pour boire le café, il l'attendait de pied ferme pour monologuer.

Il recommença avec toujours le même sujet depuis deux jours, son sujet de jouissance , son collègue obligé de rester quelques jours avant son départ forcé.

Il l avait appelé pour mieux l'imaginer sombrer, l'avait plaint, et avait raccroché , satisfait, heureux de ne pas être lui.

Paul l' écoutait, approuvait, se reniait, pour passer une agréable journée.

Il n'était, lui aussi , que le jouet de Jean, qui quoi qu'il se passe , partait à dix sept heures, satisfait de lui même, ignorant des autres.

Paul l'enviait.
Il enviait son indifférence, sa suffisance, son imperméabilité aux émotions, sa peau de serpent sur laquelle tout glissait.

Lui travaillait tous les jours son indifférence, cela faisait quelques jours qu'il luttait comme un fou, pour rester celui qu'il n'était pas.

Il le regardait, ses yeux brillants de joie, le mépris de ses lèvres en douceur.

Jean s'amusait, jouait.
Paul secoua la tête, et éclata de rire, conforta ainsi Jean dans sa médisance et se rassurant lui même.

Il pouvait être comme lui, il l 'était depuis quinze ans, et il allait continuer à être un autre.

C'était sa défense, son rempart.
Les visages passaient régulièrement la tête par dessus les murs de sa forteresse, et leur plus grosse attaque datait des derniers jours.

Paul soignait son apparence, et avait besoin de douceur .

Pourtant, ses histoires d'amour n'en étaient pas, il ne donnait pas, ne prenait pas, passait d'agréables moments, ne se livrait pas, s'interdisait même toute tendresse.

Il prit rendez vous pour un massage, il allait oublier, se laisser bercer, s'accorder une heure de répit.

Il sortit à dix huit heures, et se précipita à son rendez-vous.
Elle lui massa les mains, le dos. Comme il était beau, elle prit le temps, et il savoura.

Il traînait pour rentrer, les décorations de la rue prenaient forme, les sapins commençaient à clignoter.

Il ne vit pas les rubans rouges de la dame sur son son banc, elle portait un gilet tricoté orné de boules de Noël, elle dégustait des marrons chauds, elle suivait Paul des yeux, qui marchait, fier, froid, mais fêlé.

Il rentra dans la brasserie pour dîner.
Il était seul, et ne prêtait pas attention aux autres tables.

Les familles heureuses, les couples amoureux , les grands parents, les petits enfants ne l'intéressaient pas.

Il ne la vit pas arriver, il ne vit pas ses grands yeux doux qui l'observaient.

Elle avait traversé la salle, sérieuse, déterminée, le serveur s'était écarté pour la laisser passer.

Elle s'arrêta à sa droite, posa sa petite main sur son épaule, lui dit bonjour, et lui demanda, aussitôt, joyeuse :
Tu as lu le livre? Il t'a plu?

Paul lâcha sa cuillère, tourna la tête, ses yeux verts la fixait, il ne répondait pas, elle insista.

Il paniquait, lui, Paul, devant une petite fille, aucun mot ne sortait de sa bouche.

Les yeux apparaissaient au dessus du rempart, la farandole des images tournaient à nouveau dans sa tête, les fleurs réapparaissaient sur les nappes,
elle attendait qu'il réponde.

Il se taisait, elle lui redemanda, il répondit d'une petite voix: j'ai lu deux pages.

Son costume taillé pour lui, semblait trop grand à nouveau, il rapetissait dès qu'il la croisait.

Elle le toisait, fronça les sourcils et lui dit: tu as tort.
L'eau montait inexorablement, les visages souriaient par dessus le mur.

Elle avait anéanti tous ses efforts, ce n'était que de l'eau, ce n'était qu'une fillette, ce n'était qu'un vieux livre.

Elle le fixait, elle était plus grande que lui, il était minuscule, elle lui dit qu'il devait absolument le lire, que le livre était beau, qu'elle avait beaucoup rêvé après l'avoir lu.

Paul qui avait été invincible depuis le matin , murmura: oui, je te le promets.

Elle hocha la tête, satisfaite , et fît demi tour, et se rassit à sa table.

Paul fixait son assiette, paralysé, il devait lutter, rester digne, fort.

Il hésita, et finit de dîner. Il savait qu'elle l'observait de sa table.

Il se redressa, elle venait de se lever avec ses parents qui le saluèrent, elle lui fit au revoir de la main, il lui sourit.

Il ne savait pas d'où lui venait ce doux sourire, il ne lutta pas, lui fit au revoir de la main.

Le serveur, qui attendait, sourit à son tour.
Paul se leva, prit si cartable, paya et sortit.




Les Fleurs poussent aussi sous le bétonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant