Il ne parlait pas, attendait, fasciné par les fleurs sur les murs, les tasses bariolées .
Il pensait à Jean rigide dans sa bureau, à Antoine virevoltant dans son bar, à ses amis, à Balthazar.
Suzanne s'enfonça dans le moelleux du canapé, Paul ne la regardait pas, il n'avait plus de pensées, ou mille.
Il avait la sensation de connaître cet endroit, il voyait sa grand-mère assise à une table, ses parents parlaient à côté, il devenait fou.
Suzanne attendait. Il tourna la tête, ahuri.
Elle sourit en regardant le plateau se poser sur la table, lui tendit doucement une tasse fumante ornée de cercles roses .
Paul enveloppa la tasse de ses longs doigts, leva ses yeux , il avait cinq ans, ils étaient tous là, ils le regardaient .
Il se mit à souffler la poudre de chocolat , et comprit à cet instant précis qu'il était déjà venu ici , avec eux et Suzanne.
La poudre tomba sur ses joues en tâches de rousseur, il plongea encore dans le velours des coussins et ferma les yeux.
Les voix âgées chuchotaient, la vapeur du chocolat emballant la pièce, se mêlait aux relents d'eau de Cologne, le cliquetis des tasses rythmait le doux ballet.
Sa tête glissa en arrière, il entrouvrit ses yeux humides .Suzanne n'avait pas bouge.
Il savait à présent qu'elle connaissait le petit garçon que sa grand-mère, Octavie, amenait dans ce salon de thé lorsqu'elle descendait à l'automne.
Elle était une amie d'Octavie.
Il se souvint qu'il appelait toujours sa grand mère par son prénom, fasciné ,comme tous les clients de son restaurant.Comment ne l' avait il pas reconnue. Il posa la tasse qu'il avait gardée entre ses mains.
Elle s'approcha de son visage et souffla doucement la poudre sur ses joues.
La main de Paul se leva, seule, rebelle, et caressa la joue de Suzanne.
Bienvenue dans la vie, lui souffla Suzanne, j'attendais que tu sois prêt.
Il se redressa doucement, porta la tasse à ses lèvres, savoura le chocolat.
Il posa la tasse, desserra le col de sa chemise, et lui demanda comment elle l'avait reconnu, retrouvé.
Elle lui expliqua que son père l'avait contactée peu de temps avant la fin pour lui demander de veiller sur lui.
Elle habitait dans le même quartier, et elle le voyait passer tous les jours, était veuve et n'avait pas eu d'enfant.
Elle hébergeait sa grand-mère lorsqu'elle fermait son restaurant à l'automne et il venait pendant les vacances.
Paul lui raconta alors sa vie parfaite, son travail sans passion, ses amours sans amour, ses amis à sens unique, la petite voleuse de livre, et l'explosion qui avait suivi, invisible.
Elle l'écoutait, ainsi que les deux dames âgées assises à la table d' à côté, et la gérante derrière son bar à thé.
Il se livrait encouragé par les fleurs au mur, les couleurs mélangées, la buée sur les vitres qui le cachait de la rue, les pompons des coussins.
La nuit était tombée, Jean sûrement parti depuis dix sept heures, les passants se pressaient.
Suzanne ne lui avait posé aucune question, et cligna juste des yeux lorsqu'il se tut ,
les dames de la table d'à côté, et la gérante aussi.Il provoqua un ballet de cils, et de doux sourires.
La gérante regarda l'heure, et commença à ranger la salle.
Paul n'avait plus de forces, mais sortit du fond du canapé, et se mit à ranger les quelques tables et chaises.
Les vieilles dames souriaient, et parlaient d'aller manger des tapas chez Antoine.
Quel était ce monde parallèle à sa vie, peuplé de rubans, de guirlandes, de sourires, de dames âgées qui vivaient heureuses.
Paul ne luttait plus, et sortit du salon de thé entouré de ses quatre dames, Suzanne à côté de lui, ils fermaient la marche.
Il découvrait la vie de ce quartier qu'il n avait jamais soupçonnée en quinze ans.
Ils traversèrent les rues de plus en plus illuminées, et toutes profitaient de ce moment.
Elles couvaient Paul du regard, l'entouraient, seule sa tête dépassait de ce tourbillon.
Il aperçut alors Jean qui marchait dans la rue, il aurait reconnu entre mille sa démarche suffisante.
Il se sentit tout à coup pris au piège, paniqué, en avisa Suzanne.
Nous sommes les amies de ta grand-mère, il ne connaît pas la date de sa mort, dit elle en riant.
Paul acquiesça et se sentit invincible, il passa à côté de Jean, qui finalement ne le remarqua même pas, occupé à regarder la vitrine d'une banque cherchant sûrement un nouveau placement dont il lui parlerait au café le lendemain.
Paul le trouva minuscule, ridiculement suffisant, et beaucoup moins impressionnant hors de son bureau.
Une jeune femme avec une veste jaune canari le croisa, ses cheveux longs bruns ondulés encadraient un visage fin, son front était barré d'une frange courte coupée droite.
Paul se retourna et saisit le regard moqueur de Jean, une lueur éclair quand il la vit.
Paul, lui, la trouvait jolie, un visage d'un autre siècle, banale et suspecte pour Jean, ce devait être la frange au milieu du front, et le jaune de la veste.
Les vielles dames trottinaient, groupées autour de lui, nuage de parfums et bruissement de parapluies.
Jean ne l'avait pas vu, il ne s'intéressait pas aux vielles dames.
Paul dominait le groupe de deux têtes, son costume froissé, ses yeux rougis, petit garçon d'une taille anormale, catapulté dans une vie d adulte.
Sur le chemin, il raconta à Suzanne les sensations retrouvées , la crème brûlée.
Elle lui répondit simplement que c'était une bonne piste, comment savait- elle , depuis quand l'observait-elle?
Il était épuisé, mais léger.
Ils arrivèrent au bar, Antoine les regardait en faisant tourner son plateau.
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Les Fleurs poussent aussi sous le béton
Fiction généralePaul s'était assis près de la cheminée. Il était au spectacle. Il revoyait le livre, les morts, Suzanne et ses gilets, Antoine et ses yeux à l'aguet, Jeanne qui balançait des claques de vie, le bar, le salon de thé, il mélangeait les tapas, la c...