Chapitre 37

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Ils se réveillèrent, comme la veille, devant les braises, avec les bruits chuchotés des tasses, l'odeur du café, du thé, des œufs brouillés. Armand s'activait. Suzanne se leva aussitôt pour l'aider. Antoine détacha sa jambe de celle de Jeanne. Paul tourna sa tête vers la fenêtre, pour vérifier qu'il était encore là. Il prit son téléphone toujours dans sa poche, il était éteint à présent. Il se leva, prit l'escalier en direction de sa chambre. Ses affaires étaient toujours éparpillées sur le lit. Il prit une douche, passa une main dans ses cheveux, remit son vieux pull, son écharpe. Ils le rassuraient eux aussi. Il revoyait ses longs cheveux, les traits de son visage, son allure de petite fille, puis plus grande. Il allait revoir Léa. Les disparus revenaient, après Balthazar qui était réapparu dans son écran, il allait revoir Léa. Il ne l'avait pas vue, la veille. Comment ne l'avait-il pas vue, lui qui commençait à voir. Il se demandait quelle était sa vie, si elle avait le même visage, si ses yeux étaient toujours gris avec un peu de vert.
Il mit son téléphone à charger, mais ne le ralluma pas, un pas après l'autre, dans le présent.
Il entendit les pas dans le couloir, et sortit les rejoindre. Antoine avait repris les luges, Jeanne ses bottes, Suzanne avait choisi un gilet rose et jaune. Armand les attendait au pied de l'escalier, il ne pouvait pas venir avec eux. Ils lui promirent de repasser avant midi. Ils partirent tous ensemble, Paul au milieu, protégé. Ils s'approchaient de la Mairie. Une fine silhouette se tenait devant la porte, cheveux longs, la tête tournée vers l'autre côté de la rue, sa main droite au dessus de son front, comme pour mieux voir. Paul ralentit son pas, et se tourna dans la même direction. Il ne voyait rien. La silhouette se retournait, les regardait s'approcher. Elle avait tout le temps de les observer. Ils étaient à quelques mètres, lorsque la voix se mit à parler. "Bonjour à tous" et rajouta "Bonjour Paul". La voix était la voix assurée d' une femme de quarante ans. Paul se sentait petit, entouré de sa bande. Léa avait grandi, vieilli comme lui. Mais lui, ici, était redevenu Petit Paul. Il avait rapetisse dans son corps de grand. Plus il avançait, plus il se sentait minuscule, . Il ne l'avait pas quittée, il avait dix-sept ans ou dix-huit ans, il ne savait plus, et l'avait juste oubliée. Il avait démissionné de leur histoire, pour être sûr de ne pas souffrir, un jour. Elle se tenait en haut des marches, lui en bas. Même Antoine avait l'air inquiet, Jeanne gardait ses moufles en l'air. Le temps s'était figé.
Paul tenait son écharpe d'une main, de l'autre touchait ses cheveux. S'il avait eu une troisième main, il aurait pris celle d'Antoine pour se rassurer. Ses pieds pédalaient, mais n'avançaient plus. Les moufles de Jeanne restaient figées en l'air. La voix n 'avait plus de voix. Les sourcils d'Antoine étaient coincés, vers le haut, ses yeux noirs arrondis vers le haut, aussi. Cela dura des heures, des jours, avant que la voix ait à nouveau une voix. Mais la voix n'avait pas l'air d'être du genre à dire des banalités, des mots convenus, les mots que l'on a envie d'entendre. Elle souriait. Ses yeux étaient des lances flammes, gris, avec un peu de vert dedans. Si elle avait juste dit "Bonjour", Paul se serait moins décomposé. Mais elle avait mis son bonjour pour lui, à part. Comme si elle se frottait les mains à l'idée de l'atomiser, de lui faire payer sa misérable démission. La voix n'avait pas l'air d'être du genre à démissionner, elle, même vingt ans après.
Elle regardait vers le bas, vers lui, en bas des marches. Paul ne lui avait toujours pas répondu. Sa bouche commençait à s'étirer, mais il ne trouva que Bonjour à dire au fin fond de cerveau embue. Il rajouta une grimace de sourire, comme on fait une grimace, quand on a pas l'habitude de trop sourire. Il était confiant, content, en quittant le chalet. Il était à présent un pauvre idiot face à la voix revenante vivante.
Elle lui claquait la figure par sa seule présence. Elle lui cinglait les yeux des choix peureux de sa vie à lui. Paul ne l'avait pas vu venir. Il cherchait où mettre ses mains, et essayer de remettre ses pieds en ordre. Son cerveau déraillait. La voix l'avait transformé en bouillie d'un regard.
Elle rajouta " J'ai besoin de te voir, je te remercie d'être venu".
Les sourcils d'Antoine redescendaient, les moufles de Jeanne aussi, Suzanne devait jouer à un jeu, elle n'avait toujours pas bougé.
La voix avait décidé qu'il devait venir seul, pas avec la bande qui le suivait depuis qu'il était arrivé. Elle les avait vus, passer, repasser. Paul fixait les trois marches à monter. Un pas après l'autre pour sauter, il n'avait toujours pas bougé. La voix, se racla la gorge comme pour s'adoucir. Mais finalement, elle se contenta de lui montrer la direction de la porte d'entrée avec sa main. Il n'avait pas le choix, elle ne lui laissait pas. Antoine, Jeanne, Suzanne reculaient, pour le laisser prendre son élan, monter les marches, sauter. Il aurait pu se redresser, monter les marches comme un homme d'affaires pressé, ou comme un acteur, en saluant la foule, mais ses pieds ne bougeaient toujours pas . Il les regardait, remuait ses orteils à l'intérieur de ses chaussures. Son cerveau redémarrait, lentement. Il fixa les trois marches, se colla un rictus sur son visage, repassa la main dans ses cheveux, définitivement pas coiffés, laissa ses bras ballants, et mit un pied devant l'autre. Il avait trois pas à faire, trois misérables pas. Une marche, deux marches, trois marches, et il se retrouvait propulsé dans du gris avec un peu de vert dessus, des cheveux châtains un peu plus courts, des traits de visage un peu plus marqués, des petits plis autour des yeux, très fins encore. La voix ne lui serra pas la main, ne tendit pas sa joue non plus, ne regarda pas la petite troupe partir. Elle rentra avec Paul et ferma la porte.

Les Fleurs poussent aussi sous le bétonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant