Chapitre 23

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Paul s'était levé, sonné, il bougeait doucement, désarticulé, ils étaient tous suspendus à ses lèvres qui tremblaient.

Roland était parti chercher les Boules de neige, spécialités de la pâtisserie de la rue, que tous connaissaient, sauf Paul, bien sûr. Les boules étaient remplies d'une crème pâtissière qui rendait légère la pate feuilletée qui l'entourait. Paul s'était jeté dessus, comme pour retarder le moment où il devrait parler, répondre.

Mais Jeanne, la vivante survivante, avait commencé par un "s'il te restait une semaine à vivre, que ferais-tu?". Paul n'avait pas de réponse, il n'allait pas mourir dans huit jours. Jeanne lui répondit de sa voix la plus douce, comme si elle allait lui mettre un pansement, "Tu sais , moi, depuis que j'ai cru mourir, je vis". C'est à ce moment là que Suzanne, muette, prit la photo qu'elle avait glissé dans sa poche et la posa sans un mot au milieu de la table. Sur la photo, un petit garçon posait, assis sur une murette devant un restaurant au milieu des montagnes, il avait l'air heureux et fier d'être là. Ses cheveux châtains semblaient voler au vent, et ses yeux verts prêts à exploser de joie. Au loin, derrière, une silhouette le couvait des yeux, ce qui semblait être une poêle , à la main. Paul fixait la photo, ne pouvant s'en détacher, il explosait littéralement , les images défilaient, sans qu'il puisse les stopper , il se sentait aspiré . C'est à ce moment là qu'il s'était levé, suivi par les quatre paires d'yeux. Cela faisait plusieurs minutes qu'il se dandinait d'un pied sur l'autre, homme minuscule, enfant géant, adulte enfant, orphelin triste. Ils attendait, seul le bruit de la rue leur rappelaient où ils étaient, pourquoi ils attendaient. Le conseil avait commencé.

Paul marcha finalement jusqu'à la porte, l'ouvrit , regarda à l'extérieur, pour se convaincre lui aussi du présent, fit un pas dehors, puis se retourna , ferma la porte , revint s'assoir, posa sa tête entre ses mains face à la photo, soupira, essuya ses yeux d'un revers de la main. Il ne bougeait pas, ils attendaient . Leur silence était leur respect. Roland voyait l'heure de l'ouverture de l'épicerie approcher, mais seul son ventre dodelinait. Paul attrapa la photo, comme pour être sur qu'elle était réelle, la rapprocha de son visage, regarda Suzanne, puis les trois autres, et leur dit "c'est comme si je n'étais jamais parti".

C'est alors que Jeanne lui demanda pourquoi il n'irai pas là bas, il avait une semaine. Paul paniquait ,il ne pouvait pas y aller tout seul, il ne pouvait pas y retourner, le restaurant avait été vendu, il ne connaissait plus personne, et il ne connaissait plus la route. Il ajouta qu'il n'avait pas de voiture. Il prit la dernière Boule de neige, et l'engloutit comme pour bloquer ses mots.

Jeanne le fixait, ses yeux le suppliaient: "Arrêtes de ne pas vivre pour vivre plus longtemps, ne vis pas en te demandant ce que tu vas vivre après, vis tout simplement". Paul s'appuyait sur le dos de sa chaise, se balançant en arrière, il tenait toujours la photo dans sa main.

Suzanne, muette jusque là, leur annonça qu'elle avait une voiture, et que ce serait peut-être plus facile, s'ils venaient avec lui. Antoine déclara aussitôt qu'il pouvait fermer trois jours, Jeanne qu'elle n'aurait pas de difficulté à poser des congés. Seul Roland devait rester à son épicerie. Il ajouta qu'il ne pouvait pas laisser sa mère de quatre-vingt cinq ans avec qu'il vivait encore. Paul ne réagissait toujours pas. Roland repartit, déçu de ne pas pouvoir les accompagner. Quand Paul releva la tête, se secoua, et leur demanda, perdu, s'il pouvait venir avec eux, Suzanne posa sa main sur son bras, comme à chaque fois, et il se sentit à la fois rassuré et terrorisé. Lorsque Antoine lui répondit qu'il se chargeait de préparer le pique nique du midi, Jeanne allait regarder le trajet, et chercher où passer les deux nuits, Paul décida de ne plus lutter contre cette inexplicable envie de partir, avec eux, là- bas. Il était peut être devenu leur marionnette, comme il était déjà celle de Jean, sa vie explosait, mais il laissait monter en lui cette joie enfantine du départ, cette excitation qu'il ressentait, avant, à chaque fois qu'il retournait là bas. Il appuya sa tête contre le mur, ils les laissaient décider de tout, il lâchait l'affaire.

A présent, il sentait le poids des montagnes, le silence de la neige, l'eau ruisselant doucement le long des ruelles, les bruits absorbés, le froid qui l'enveloppait, il était déjà parti, ils avaient réussi. Il ferma les yeux, et posa ses pieds dans la rue qui traversait le village, et commença à marcher, l'école à droite , l'épicerie en face, quelques pas, la place du village avec sa fontaine, la rue remontait à présent et au bout le restaurant, face aux pises de ski l'hiver , et aux départ des randonneurs l'été. Il s'assit sur la murette du restaurant et regarda les montagnes. Elles seraient toujours là, immuables, indestructibles, elles ne bougeaient pas , et il allait les retrouver identiques, c'était sa seule certitude. Il imaginait le restaurant transformé, des inconnus la place de sa grand-mère. Le restaurant n'avait jamais eu de nom, il s'appelait "le restaurant", comme une évidence. C'était le plus douloureux de l'imaginer changé, transformé, modernisé, défiguré. Il devait l'accepter. Ils ne seraient plus là, comme ils n'étaient plus là depuis quinze ans . La conversation sur les préparatifs le berçait, il continua à se promener.

Il réouvrit les yeux quelques minutes plus tard, Antoine était passé derrière le bar avec Jeanne, et il regardaient d'un seul œil le trajet du lendemain. Suzanne était au téléphone avec son garagiste. Jeanne vérifia la météo, et décida qu'ils devaient s'équiper pour affronter le froid, elle prit leur pointures. Paul expliqua que quelques jours auparavant, un des premiers jours où les visages étaient réapparus, il avait dévalisé le rayon montagne d'un magasin de sport , il ne leur dit pas qu'il s'était promené ainsi habillé, dans son appartement, toutes portes ouvertes, en laissant couler l'eau de ses yeux. Il ne leur dit pas non plus qu'il venait de traverser le village, ni qu'il était pétrifié et heureux. Il n'avait plus de notion de temps, ce matin était il y a plusieurs mois, le déjeuner s'éloignait pour laisser place au départ, le lendemain.

Il avait envie d'aller au parc, sur ce banc, celui du jour de la découverte du livre, de la fourmi qui escaladait le brin d'herbe, de l'eau qui coulait mais qui n' était que de l'eau, des farandoles des visages de ses parents , de sa grand mère, qui défilaient, juste avant la découverte de Suzanne, d'Antoine, de Jeanne, qui avaient catapulté son quotidien, Jean, et les autres si loin qu'il s'apprêtait à s'entasser avec eux dans une voiture en direction de son passé.

Il était dix-sept heures, ils avaient fixé le départ à neuf heures le lendemain .








Les Fleurs poussent aussi sous le bétonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant