Paul resta planté un long moment sur la place, sans sentir le froid sec qui l'enveloppait, sans voir les passants, sans un regard pour les fenêtres de Mélanie et Jean, il ne respirait pas , il aspirait l'air, il ne rêvait pas , il planait les bras balans, les visages de ses parents passaient souriants, les rubans de Suzanne qu'il fixait volaient avec eux devant ses yeux .
Suzanne ne bougeait pas, elle l'attendait. Après de longues minutes, il s'approcha, en chemise dans le froid, ses yeux souriaient. Sans lui dire bonjour, ni s'assoir, il lui expliqua ce qui venait de se passer, la panique, le bureau déplacé et celui rajouté face à lui , Mélanie la perfide, Jean, les bourdonnements dans ses oreilles, les tremblements, la respiration coupée, et les mots déversés, leurs regards courroucés, dépités, paniqués devant le fou qu'il était devenu.
Puis, il s'assit: "J'étais si bien hier soir", et le silence.
Suzanne posa sa main sur son bras , assez fort pour que ce ne soit pas juste une caresse mais une approbation, la pression de sa main disait: "tu étais à ta place hier soir". Elle n'avait pas dit un mot, mais Paul lui répondit qu'il était juriste, qu'il n'allait pas devenir cuisinier et faire des tapas et des crèmes brûlées son quotidien. Suzanne le fixa , ou plutôt le couva de ses yeux .Paul lui répondit quand même qu'il avait juste besoin d'avoir quelques jours pour lui: "Je ne pouvais m'assoir à mon bureau, ce matin, c'était juste impossible, mon corps ne répondait plus , comme si ils allaient m'enterrer vivant, comme si ils allaient me voler le peu qui reste de vie en moi depuis quinze ans. Sa voix se cassa, "ils ont déplacé mon bureau, ils n'ont rien compris." Il serra ses bras autour de sa taille, il commençait à sentir le froid, Suzanne sortit une écharpe jaune et verte de son sac, la lui passa autour du cou. Il ne lutta pas. Pourtant, ajoutât il, "c'était comme si j'avais repris mon souffle quand je suis sorti, comme si étais libre , mais libre de quoi je ne sais pas". La pression de la main de Suzanne se fit plus forte. Si Jean te laisse des messages, dis lui juste que tu ne te sens pas bien, que tu poses une semaine de congés. Tu peux me retrouver chez Antoine vers quatorze heures après le service. Cette phrase sonnait comme un conseil de famille qu'il n'avait plus , avec eux qu'ils connaissait à peine.
Quelques jours auparavant, il se serait déjà repris , il serait rentré sagement à son bureau, trouvant tous les avantages possibles à sa vie , il aurait écouté Jean, en se disant qu'un jour peut-être il n'aurait plus à l'écouter, aurait enchainé les dossiers sans passion en se disant qu'un jour peut être il aurait un autre travail, il aurait songé en souriant à celle qui l'avait rejoint la veille, le soir chez lui, en se disant qu'un jour peut être il verrai leurs visages le jour, il aurait supprimé immédiatement les visages de ses parents en se disant qu'un jour peut être il pourrait se souvenir, il n'aurait pas pensé à ses montagnes, au restaurant, à ses pas dans la neige en se disant que peut être un jour il pourrait y penser, et sa vie aurait repris son cours. Sans eux, il n'aurait rien ressenti, n'aurait pas sautillé, sauté, couru, rit , pleuré, sans ce foutu livre, il serait resté le même, fort, sans fêlure connue, sans cœur qui s'emballe, sans jambes qui flageolent, sans regards qui se croisent, sans yeux qui parlent, et qui vous appellent.
Il se leva, comme un chat s'étire, serra l'écharpe autour de son cou, ne répondit pas à Suzanne, ne lui confirma pas qu'il viendrait à quatorze heures au bar d'Antoine, ils n'avaient pas besoin de mettre des mots entre eux.
Paul marchait, doucement, une fois encore tout se bousculait dans sa tête. Il pensait à ce jour où il avait trouvé la petite fille devant le palmier, à Suzanne qui l'avait suivi, à Antoine, Marianne, Jeanne, qui s'étaient joint elle, il essayait de trouver une explication logique, comme on regarde un tour de magie sans croire à la magie.
Il marcha jusqu'au parc, il ne fit pas demi-tour vers le bureau, il ne sortit pas son portable du fond de sa main, il regardait devant lui sans rien voir vraiment, de peur de croiser encore des regards qui l'amèneraient encore plus loin. Pourtant il se sentait léger, angoissé, perdu, mais léger. Il choisit le même banc que plusieurs semaines auparavant, il était transi de froid, mais ne le sentait pas, il n'avait plus de cartable, juste ses clés dans la poche de son pantalon. Assis, il inspira longuement, tourna sa main pour attraper son téléphone qui était sur silencieux, douze appels en absence, trois messages qu'il n'écouta pas . Il rappela aussitôt la ligne directe de Jean, ne lui laissa pas le temps de parler, lui demanda une semaine de congés, s'excusa pour ses mots, et raccrocha. Il avait une semaine devant lui, exactement cent soixante huit heures, il allait cuisiner, aider Antoine , promener monsieur Patate qui n'était jamais sorti de l'appartement, inventer de nouvelles recettes, croiser les yeux gris de Jeanne, boire le thé avec des veilles dames, il allait vivre une vie dans une semaine.
Il se mit à voir les gens autour de lui, découvrant une vie qu'il ne connaissait pas, celle de ses journées, enfermé sans fenêtre ouverte. Il observait sans croiser les regards, de peur de retomber sur des yeux gris, des yeux noirs, des yeux de toutes les couleurs, ceux qui vous accrochent et vous embarquent. Cent soixante huit heures, ne pas se demander comment il pourrait revenir après, ne pas se poser de questions, juste profiter de cette parenthèse.
Il se leva, et passa à son appartement chercher son portefeuille oublié le matin, il passa la porte d'entrée, fila directement dans l'ascenseur, et fut accueilli par monsieur Patate qui ne comprenait pas ce qu'il faisait là, à dix heures du matin. Il l'avait réveillé, et il s'étirait sans grande conviction. Paul frotta son visage contre lui, ce qui provoqua une vague de ronronnement. C'était le seul bruit perceptible dans l'appartement immaculé, le livre bleu posé sur la table de nuit ne lui fit pas peur, mais il trouva sa chambre très blanche, très froide. Il ouvrit la fenêtre pour faire rentrer un peu de vie, et les klaxons de la rue pénétrèrent dans la pièce.
Il avait déjà perdu une heure, ne pas penser à Jean qui ne devait rien faire si ce n'est regarder ce que faisaient les autres, Mélanie qui face à son bureau vide devait chercher un autre jouet à martyriser, avoir une pensée émue pour Constance, en cours de décomposition comme chaque jour, et certainement future proie de Mélanie, ils allaient peut être se la partager avec Jean. Les effacer, et ouvrir les yeux. Il se doucha, laissa longuement l'eau couler , passa un jean, fouilla dans son armoire pour retrouver LE pull, son vieux pull qu'il n'avait pas mis depuis quinze ans, il ne l'avait pas jeté, ni mis dans les cartons, il était au fond de l'armoire, tapi. Il sentait le renfermé et Paul dut l'asperger de parfum. Son pull le réadopta immédiatement, ravi de reprendre vie, de bientôt renaître sur les épaules qui l'avaient tant porté, d'être à nouveau l'élu, de l'accompagner comme avant, après avoir vu toutes ces chemises identiques, ternes, prendre sa place. Paul passait ses mains sur lui, le pétrissait, le malaxait comme pour le ranimer, puis il l'enfila tout doucement de peur qu'il ne tombe en miettes. Il attrapa l'écharpe jaune et verte de Suzanne, la passa autour de son cou. Il rempli la gamelle posée dans la cuisine, et le bol d'eau. Il referma la fenêtre, laissa ses vêtements en tas sur le plancher, et ferma la porte. Il descendit les escaliers en sifflant, sauta la dernière marche, et accéléra dans le hall, sous es yeux ébahis de la concierge derrière sa fenêtre.
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Les Fleurs poussent aussi sous le béton
Ficción GeneralPaul s'était assis près de la cheminée. Il était au spectacle. Il revoyait le livre, les morts, Suzanne et ses gilets, Antoine et ses yeux à l'aguet, Jeanne qui balançait des claques de vie, le bar, le salon de thé, il mélangeait les tapas, la c...