Chapitre 28

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Paul fixait la photo, les volets étaient ouverts, il entendait le bruit des cuisines, le cliquetis des couverts, les voix croisées. Les rires étouffés de Jeanne et Antoine au rythme des boules du billard, lui firent descendre l'escalier. Il s'assit sur un tabouret du bar en les regardant.
Une table ronde avait été dressée, une nappe assortie aux rideaux, les assiettes, les couverts anciens brillaient, de petites bougies rouges les éclairait.

Les yeux au- dessus de la chemise à carreaux observaient les yeux verts de Paul, ses cheveux qui ondulaient en désordre, son visage rosi par le froid, puis la chaleur de la salle. Paul le regarda, sourit d' un sourire d'enfant, il se sentait chez lui , à nouveau. Les yeux au dessus de la chemise à carreaux se plissèrent légèrement, et la bouche s'ouvrit pour lui proposer un Gin "comme pour vos amis" . En guise de réponse, Paul lui tendit sa main, "je m'appelle Paul". Nouveau frémissement plus appuyé, un léger sourire vite caché, il devait toujours garder sa distance. Mais il ne put se retenir: "Paul, comme le petit Paul du Restaurant ?".
Paul n'était plus du tout habitué à ce qu'on le reconnaisse. Il répondit oui au Gin, et oui au petit Paul.
Il ne posa pas plus de questions, mais Antoine qui avait tout entendu ou écouté, se rapprocha.

Paul le laissa l'interroger.

Ils apprirent d'abord que l'homme dans la chemise à carreaux n'avait pas bougé de cet hôtel depuis une trentaine d'années, il appelait ses patrons, Monsieur et Madame, comme ses clients. L'hôtel était ouvert neuf mois sur douze, accueillait des skieurs l'hiver, des randonneurs l'été. La même famille était propriétaire depuis cinquante ans, les générations de clients se succédaient.
Surtout il avait un prénom, Armand. Il était la bienséance incarnée. Pourtant, la présence de Paul faisait tressailler ses cils, la faute au temps qui passe sûrement.

Paul buvait leurs paroles, Armand se souvenait. Il ne savait pas qu'il était la première personne, depuis quinze ans, après Suzanne, qui mettait des noms, des dates, sur ses souvenirs. Il ne mesurait pas le pétillement des yeux de Paul qui semblait ailleurs, mais qui buvait chaque description, chaque nom, comme on reprend son souffle.
Paul n'écoutait pas les phares entières, mais les mots, chalet, triste, abandonné, dommage, magnifique, Octavie, cuisine, vie, délicieux, vide,  musique, institution.
Il essayait de les remettre dans l'ordre, commença à reconstituer les phrases, démêlant doucement les nœuds dans sa tête.
Il leva les yeux sur Antoine, et tomba sur ceux de Jeanne qui s'était approchée de son pas feutré de danseuse.
Ce n'était plus des yeux, ce n'était plus un regard, c'était un puits de vie, de folie douce. Elle avait écouté toutes les phrases. Elle, n'avait pas de nœuds dans la tête, et semblait lui dire, comme au restaurant avec Jean, saute, fonce, explose.
Le Restaurant serait à l'abandon, en attente d'adoption.
Antoine continuait la conversation avec Armand, naturellement, rien ne semblait jamais l'étonner. Et Jeanne qui le connaissait depuis quelques jours, n'étaiit pas étonnée qu'il ne soit pas étonné.


Paul ne luttait pas, les mots gambadaient dans son esprit, il n'avait pas la force de les fixer. Il laissait les étoiles et Jeanne briller, la cheminée crépiter comme les mots sortis de la bouche d'Armand ,les flocons voler comme Suzanne qui descendait l'escalier, rajeunie par la joie d'être là.
Comme à chaque fois, il avait besoin de sentir le froid, de vérifier la réalité du moment. Il prit son verre , se leva , et sortit sur la terrasse. C' était sa saison préférée, la nuit. Les mots se bousculaient, le voyage, la rue, aujourd'hui, il était parti ce matin, il y a des siècles, il s'appuyait sur la rambarde, rassuré par leur présence à l'intérieur.

Le froid le piquait, la neige fondait sous ses doigts, il souriait, seul, sans explication, sans appréhension. Il resta là de longues minutes, sans finalement ne plus penser. La lune avait volé la place du soleil, les étoiles s'étaient alignées pour éclairer la nuit blanche.

Lorsqu'il rentra, ils étaient tous devant la cheminée, ils chuchotaient. Armand servait une soupe, dans les assiettes fleuries. Les chuchotements laissèrent la place à trois regards inquiets. Mais Paul le visage en feu, souriait, de la neige sur ses cheveux, "A table!" . Antoine lui demanda s'il voulait un autre gin en riant, Suzanne en buvait aussi un. Peut être se donnaient-ils du courage pour dîner avec lui. Antoine et Jeanne s'assirent côte à côte , comme une évidence. Armand faisait tout, la cuisine, le service en attendant le personnel qui allait arriver pour l'hiver. Une fondue savoyarde suivait. Ils se délectaient, et finalement parlaient peu. Leur repas fut une suite de phrases insipides, qui ne leur ressemblaient pas du tout. Paul souriait, ils parlaient, de tout, de rien, pas un mot sur le voyage, les "vacances de Paul", la découverte du chalet, la conversation d'Antoine et Armand. Paul avait les mots chalet, vide, libre qui défilait devant ses yeux, pas de visages étonnamment. il se concentrait sur le fromage, les mains d'Antoine et de Jeanne qui se frôlaient, Suzanne en pull multicolore qui  les observaient.

Lorsqu'Armand apporta le dessert, un gâteau de Savoie, Antoine ouvrit le bal. Paul entendit la fin de la phrase, "mais qui est propriétaire du chalet?". Armand lui répondit que la mairie l'avait racheté aux acquéreurs d'Octavie. Ils ne s'étaient pas fait à la vie du village, et avait aussitôt abandonné leur projet. Suivit une autre question, "Que veut en faire la mairie?".

Paul se réveilla, Armand répondait qu'il cherchait un acquéreur depuis plusieurs années, ils étaient même prêts à le louer. Paul se leva, l'idée d'étrangers dans le chalet lui était insupportable. Il avait cru les voir tous sortir du restaurant, quelques heures auparavant, il ne pouvait pas imaginer des inconnus sur la terrasse, dans la cuisine. Armand, inquiet, s'approchait de lui, "Monsieur Paul, souhaitez vous une tisane?". Paul lui répondit qu'une vodka serait plus appropriée. Il lui proposa du Génépi, tous approuvèrent en cœur, soulagés, et allèrent s'installer dans des fauteuils club moelleux devant la cheminée, ceux dans lesquels on s'enfonce comme dans de la guimauve. Après les avoir servi, Armand partit aussitôt débarrasser la table en silence. Paul avait renversé sa tête en arrière écrasé dans le fauteuil, Suzanne l'observait du coin de l'œil, Jeanne regardait Antoine qui se demandait quand il allait commencer à parler.

Une gorgée de Génépi, et Antoine se lançait en s'adressant à Suzanne : "tu connais quelqu'un la mairie? Peut être pourrait on avoir les clés?". Suzanne murmura qu'elle connaissait sûrement quelqu'un à la mairie , oui. Paul n'avait pas bougé. Ils le fixaient. Il releva doucement la tête, il ne savait pas s'il serait capable de rentrer dans le chalet. Pourtant Paul les regarda, et leur dit "demain, nous irons à la mairie, je veux rentrer dans le chalet, une fois".

Antoine se mit à taper des mains, Jeanne fit des mouvements avec ses jambes, et Suzanne invita Armand à leur servir du Génépi. Ils avaient les joues en feu, invitèrent Armand à se joindre à eux. Il refusa, se balança d'un pied sur l'autre, puis accepta, "pour Monsieur Petit Paul! "précisa-t-il.

Ils parlaient du village, Armand leurs racontait les quinze dernières années , les yeux verts de Paul étincelaient, il n'avait jamais quitté le village, la neige tombait , les verres cliquetaient. Les souvenirs fusaient, joyeux, entêtants, il les laissait l'envahir.

Les Fleurs poussent aussi sous le bétonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant