Il était trois heures du matin, il venait de finir sa troisième crème.
Il avait entrouvert la fenêtre et sentait le froid pénétrer dans la pièce.
Le temps s'était arrêté, il venait de la goûter, et avait enfin retrouvé le goût légèrement sucré, rehaussé d'une pointe de vanille savamment dosée , elle flottait légèrement dans la casserole .
Il souriait sans le réaliser, les visages de ses parents souriaient aussi, Paul ne les évitait pas, et il sentit tout à coup une douce et réconfortante chaleur remonter le long de son corps .
Il ferma la fenêtre, après avoir regardé la rue sombre, froide, et alla se blottir dans son lit, prit le livre bleu et plongea dans son enfance.
Ses yeux se fermèrent doucement, il dormait, détendu, la musique jouait toujours dans la cuisine, Mr Patate ronronnait une pâte sur le bras de Paul.
Paul se réveilla à neuf heures, doucement, il s'étira, quand soudain il réalisa que le jour était levé, la rue vivait bruyamment, le moteur des voitures ronflait.
La vision de Jean à son bureau lui apparut soudain, son air satisfait, son petit ventre moulé dans un pull bleu marine.
Il se mit à transpirer, son estomac se serra, il ne l'avait pas appelé assez tôt.
Il chercha le ruban de Suzanne, et le fit glisser entre ses doigts.
La vision de la veille, les yeux rieurs les fleurs au murs, la cuisine dans le bar, la neige qui tombait dans ses rêves, tout se mélangeait.
Son estomac se desserra, sa respiration aussi, et il prit son téléphone.
Il avait loupé le café, le point du matin.
Jean décrocha mais ne dit rien, il attendait.
Le silence durait, Paul sentit le ruban et lui expliqua qu'il devait préparer l'enterrement de sa grand mère.
Jean acquiesça et raccrocha ce qui voulait dire qu'il était mécontent.
Il allait rester à son bureau, empiler les dossiers pour Paul, et attendre dix sept heures.
Paul sauta littéralement dans sa douche, après avoir cherché la version Balthazar de Jingle Bells.
Mr Patate ne savait plus où donner de la tête, il avait été habitué à quinze ans de calme plat dans l'appartement, hormis quelques visites nocturnes.
Il trottina derrière lui, et s'étala sur le tapis de bain.
Paul finissait de se préparer lorsque la sonnerie de la porte de l'appartement retentit.
Paul sentit son estomac se nouer immédiatement, imaginant Jean sur le pas de sa porte, raide, soulevant ses talons pour essayer de voir à travers l œilleton.
Il ouvrit tout doucement , torse nu , et sursauta en découvrant Suzanne fringante dans son gilet rose, rubans assortis .
Au dessus de sa tête apparaissait celle d'Antoine , ses yeux noirs espiègles, et son sourire immense, toujours.
"Croissants" crièrent ils d'une seule voix , féminine et masculine, jeune.
Ils entrèrent doucement, comme dans un musée .
Paul n'avait pas l'habitude des visites, son appartement était un refuge immaculé.
Le blanc des murs et des meubles le rassurait, tout était aligné, sauf depuis quelques jours, depuis qu'il cuisinait, depuis qu'il parlait à des inconnus qu'il laissait entrer dans sa vie, qu'il acceptait les rubans comme des cadeaux précieux.
Sa réaction instinctive aurait été de trouver une excuse pour qu'ils ne rentrent pas, mais il sourit, et les laissa passer.
Il enfila vite une chemise, et leur proposa un café, s'excusa du désordre ce qui fit rire Antoine.
Suzanne balayait l'appartement de ses yeux clairs, à la recherche de photos, de souvenirs.
Elle aperçut seulement le livre bleu posé sur la table de nuit à travers la verrière qui séparait la chambre du salon.
Il prirent place sur les tabourets de la cuisine, et Antoine attrapa une cuillère pour la plonger dans la casserole qui était restée sur la plaque de cuisson.
Cette intrusion aurait du mettre Paul hors de lui, mais il était tout simplement rassuré de les voir là, et attendait leur verdict, se balançant d'avant en arrière, sa tête et ses yeux suivant le moindre de leur gestes.
Antoine fit goûter Suzanne à même la cuillère, elle ferma les yeux, et soupira.
Il avait réussi, il allait présenter sa crème dans le salon de thé.
Suzanne leva sa tasse de café à sa grand-mère.
Antoine se joint à elle complice.
Paul se lança et leur demanda comment ils s'étaient connus.
Suzanne répondit doucement que cela faisait longtemps qu' Antoine remarquait et suivait les rubans qui volaient.
Elle restait mystérieuse.
Paul rétorqua qu'il observait les fourmis dans l'herbe et qu'elles étaient bien plus invisibles que les rubans.
Suzanne sourit et lui dit que c'était un bon début.
Paul ne comprenait pas, cela ne faisait que quelques jours qu'elle faisait voler des rubans quand il passait.
Le visage de Suzanne se fit plus grave: tu ne les vois que depuis quelques jours.
Paul leva doucement les yeux, il avait dix ans, Antoine quatre vingt, et Suzanne vingt cinq.
Le monde ne tournait pas rond autour de lui, il éclatait, il ne comprenait pas tout, mais décida à cette seconde de savourer l'instant.
Il se leva et se mit à préparer minutieusement les ingrédients dont il avait besoin, il prit sa casserole qui gondolait légèrement.
Il préparait son sac comme quand il passait des examens, soigneux, méticuleux.
Il devait aller se doucher.
Suzanne se leva et lui donna rendez-vous dans une heure au salon de thé.
Antoine le prit dans ses bras et lui chuchota : elles vont adorer !
Paul partit se doucher, il était au pied du mur
Pourtant ce n était qu'une crème brûlée, ce n' était que de vieilles dames dans un salon de thé.
Il avait l impression de jouer sa vie, alors que dès demain il retournerait dans son bureau.
Il prit son sac, et passa par le parc, s'assit sur le banc, et baissa les yeux sur l'herbe.
Il avait quarante ans, et revenait observer les fourmis pour se calmer.
Il les observa souffrir pour déplacer tout doucement une miette de pain.
Il se leva, remercia les fourmis pour la leçon en souriant, et parti .
Il souriait, balançait son sac, et se dirigea vers le salon de thé.
Le salon était fermé, il tapa doucement à la porte.
Il eut soudain la sensation que s'il passait la porte sa vie aller changer.
Il chassa vite cette idée qui lui provoqua immédiatement des crampes d'estomac, et se rassura en se disant qu'il serait de retour au bureau le lendemain.
Marianne l'ouvrit , Suzanne était déjà arrivée.
Paul inspira et se concentra pour ne plus réfléchir, effaça toutes les images, les visages, et alla s'installer.
Ce n'était qu'une crème brûlée.
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Les Fleurs poussent aussi sous le béton
Ficción GeneralPaul s'était assis près de la cheminée. Il était au spectacle. Il revoyait le livre, les morts, Suzanne et ses gilets, Antoine et ses yeux à l'aguet, Jeanne qui balançait des claques de vie, le bar, le salon de thé, il mélangeait les tapas, la c...