Paul s'activait, il existait quand il tranchait, sentait, goutait, mélangeait. Peut-être n'avait-il pas existé depuis quinze ans. Sa vie s'était-elle arrêté, avec eux, une parenthèse silencieuse, un long trait plat, pour reprendre maintenant. Quinze ans s'étaient-ils écoulés, ou quelques minutes ? Ce soir, il n'avait plus aucun souvenir de ce long silence, il ne souvenait pas avoir été triste, au point de sous vivre, de subir chaque minute, chaque jour.
Le bar se remplissait, il repensa à Laure, qui allait arriver, il ne pouvait pas la laisser seule. Elle aussi, arrivait d'une autre planète peuplée de journées insipides. Elle avait dû se faire belle, reculer, hésiter, faire demi-tour, et finalement fermer la porte de sa loge, sortir dans la rue, et marcher sans une pensée pour ne pas flancher. Il était responsable de ce saut, et devait la couver comme ils l'avaient fait avec lui. Les plats prenaient forme, Jeanne disposait les assiettes, les fourchettes, comme on pose un décor de théâtre. Suzanne dominait la scène, assise sur une chaise haute. Elle vit Laure arriver, ses yeux inquiets, son rouge à lèvre maladroit, ses mains tremblantes qui faisait tressauter le petit bouquet qu'elle portait. Chacun de ses pas était un saut. Son rouge à lèvre était un rouge à lèvre de réveil, fébrile, et courageux. Elle allait sortir d'une parenthèse, elle aussi. Elle était décalée, tenait son bouquet droit, et restait figée à l'entrée. Tout bougeait autour d'elle. Elle, ne bougeait pas. Paul sortit de derrière le bar, et se précipita avant qu'elle ne fasse demi-tour. Il bouscula Petit ventre dodu pour l'atteindre, Laure se remit à respirer en le voyant, tendit le bouquet, et ôta son manteau. Paul la remerciait d'être venue. Suzanne descendit de sa chaise, et traversa la salle pour les rejoindre. Laure rejoignait le bar, son manteau sur ses bras, encombrée. Paul l'installa sur un tabouret, et lui expliqua qu'il retournait préparer les tapas. Laure se demanda à son tour quel était ce monde parallèle, dans sa rue, son quartier. Paul n'était pas cuisiner, il avait de beaux costumes, changeait de chemise tous les matins. Il portait une belle montre, avait de beaux meubles. Beau en langage Laure , voulait dire couteux. Il n'était pas un employé de bar, même s'il avait beaucoup changé ces derniers jours. Pourtant, elle le voyait avec ses yeux écarquillés, trancher des piments, et jeter de l'huile d'olive sur du pain grillé. Il chantait avec le jeune homme aux yeux noirs, celui qui mettait des guirlandes étranges pour Noël, et les laissait presque toute l'année. Laure vit l'épicier d'en face s'approcher, sur la pointe des pieds, pour être sur de ne pas trop la réveiller, et la faire détaler, ce qui lui donnait une démarche de cosmonaute débarqué sur la lune, en apesanteur. Son petit ventre dodu flottait, son sourire avec, suspendu à ses lèvres. Elle le voyait presque tous les jours à l'épicerie, mais ne l'avait jamais vu sourire comme ce soir. Lui non plus, ne l'avait jamais vue avec du rouge à lèvre, ses cheveux détachés, assise sur un tabouret de bar. Pour elle, il était l'épicier, pour lui, la concierge d'un immeuble. Le bar d'Antoine faisait l'effet d'un shaker, ils étaient toujours tous les mêmes, mais pas tout à fait, une fois à l'intérieur. Ils posaient leurs masques à l'entrée, leur statut , leur argent , leurs professions, et se mélangeaient.
Suzanne le suivait. Laure l'avait souvent vue passer devant l'immeuble, à l'heure où Paul partait travailler. Elle l'avait trouvé dans le hall, le jour où les locataires avaient déménagé. Elle l'avait aperçue poser des questions à la petite fille, celle qui avait trouvé un livre dans le grenier de l'immeuble. Suzanne avait parlé quelques minutes avec elle, et la petite fille s'était finalement assise, sur les cartons, le livre à la main. Suzanne était aussitôt ressortie. Laure s'en souvenait bien.
Les clients arrivaient de plus en plus nombreux, comme s'ils avaient tous attendus ce moment toute la semaine. Laure reconnaissait son dentiste, son médecin, un maçon, un professeur, tous sans leurs costumes, différents.
Suzanne lui proposa un verre, l'épicier atterrit sur le tabouret juste en face d'elle. Antoine et Paul chantaient derrière le bar, les couteaux suivaient le rythme. Les conversations se mêlaient, la soirée pouvait commencer.
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Les Fleurs poussent aussi sous le béton
General FictionPaul s'était assis près de la cheminée. Il était au spectacle. Il revoyait le livre, les morts, Suzanne et ses gilets, Antoine et ses yeux à l'aguet, Jeanne qui balançait des claques de vie, le bar, le salon de thé, il mélangeait les tapas, la c...