Il marchait sur le trottoir, il était onze heures. Il ralentissait devant les vitrines, avec, encore, l'envie de faire comme tout le monde. Il se dit qu'il pourrait acheter des cadeaux, juste pour se faire du bien, et qu'il les donnerai à n'importe qui, s'il n'avait personne à qui les offrir. Il stoppa devant une, attiré par les sculptures, des hommes, des femmes, des animaux, kaléidoscope de couleurs.
Des singes, des bouddhas, des corps, des chats, jaunes, roses, bleus, mauves, captés et sculptés, comme des moments volés.
Il s'amusa à en choisir un pour Antoine, puis Suzanne, et Jeanne. Il décida de repasser, cette semaine.Il repartit, et s'approcha du bar d'Antoine. Au loin il l'apercevait sur la terrasse, la tête tournée vers la droite. Paul s'approchait, et comprit que c'était Jeanne qui partait. Antoine avait tissé un fil avec son regard jusqu'à elle, il avait peut-être compris que ses yeux gris allaient bien avec les siens.
Antoine tourna la tête et aperçut Paul, sa bouche s'entrouvrit, ses yeux s'écarquillèrent, ils disaient: où est passé ton costume, c'est quoi ce pull bleu, cette écharpe jaune, ses yeux qui sourient, cette démarche légère, enfantine? Il eu la délicatesse de rien dire. Paul lui cria presque "j'ai une semaine libre devant devant moi", il n'avait pas dit une semaine de vacances mais une semaine de libre ". Antoine lui demanda, en riant s'il n'avait jamais eu de vacances. Paul aurait pu lui répondre que non, pas une semaine comme celle qui commençait aujourd'hui, libre de quoi, il ne savait pas encore , mais libre , non pas une semaine de vacances en souriant à l'idée de les retrouver, eux, qu'il connaissait à peine, non pas une semaine de vacances avec des papillons dans le ventre dès qu'il sortait, non pas une depuis quinze ans . Il ne lui dit pas non plus qu'il chercherait un jour à savoir comment Suzanne était apparue dans sa vie. Il se contenta de sourire, et son sourire allait bien avec le pull bleu en laine, et l'écharpe jaune et verte. Un mois auparavant, il serait passé sans un regard, et il s'apprêtait à s'assoir en terrasse, fermement décidé à passer un bon moment. Il hésitait entre un café et un chocolat, le café d'avant ou le chocolat de maintenant. Antoine avait anticipé, compris, et lui servit un chocolat, avec les deux derniers croissants qu'il lui restait et repartit préparer le service du midi.
Paul but son chocolat, en fixant le sapin qui était maintenant installé. Il trônait au milieu de la place, il était à présent totalement paré, pomponné , prêt à être le centre de toutes les attentions. Paul pensait à Constance, décorée tous les matins , qui trônait devant le bureau de Jean .Ils étaient les mêmes, le sapin et elle, et se dit qu'ils se ressemblaient , lui déraciné, moitié mort, sacrifié pour la fête, et elle, qui se sacrifiait en attendant que Jean l'achève d'un mot , d'un geste, ou la fasse se décrépir à petit feu juste par son indifférence. Avant , ils ne les voyaient pas , ni le sapin, ni Constance, se dit-il. Mais aujourd'hui, cela n'entraîna pas d'autres questions. Le ventre plein et léger, il était fermement décidé à respirer . Il ne bougeait pas , ne souriait plus , n'avait pas l'air triste non plus, il avait l'air à sa place. Il se nourrissait des visages des passants, des odeurs qui flottaient , se mélangeaient, il voyageait plus assis là, sur sa chaise de bistrot, qu'en quinze ans de vacances insipides. Antoine s'activait à l'intérieur, il se leva pour le rejoindre.
Une table état préparée au fond , pour cinq ou six personnes. Il allait demander s'il avait beaucoup de réservations le midi, quand il vit Antoine s'apprêter à poser un écriteau "Fermé ce midi". Déçu, il allait ressortir, lorsqu'Antoine le retint en attrapant son écharpe, et lui dit en riant, "tu pensais pas que nous allions te laisser seul à midi! Jeanne a posé sa journée, Suzanne ne va pas tarder". Ils avaient encore comploté dans son dos, avait tout prévu en une heure à peine, Suzanne aux commandes sûrement.
Il était donc passé de son costume, sa vie posée, son poste que d'autres lui auraient envié, son bel appartement, ses "amis", ses voyages choisis en fonction des modes, à un vieux pull, une écharpe tricotée à la main, un nouvel ami de vingt et ans, une dame un peu âgée qui le suivait, l'espionnait. Pourtant, il ne lutta pas, s'assit à la table, et les attendit.
Il était seul à la table, une odeur de confit flottait depuis la petite cuisine à l'arrière, Antoine chantait doucement. Paul ne bougeait pas, attendait, inerte sur sa chaise, condamné à profiter du moment. La porte s'ouvrit et Jeanne fit son entrée, enveloppée dans un long gilet gris assorti à ses yeux. Cette couleur si triste, revivait sur elle, le gris de Jeanne était un gris de vie. Elle était suivi de Suzanne, le nez en l'air, le regard flou, presque inquiet. Lorsqu'il vit Petit ventre dodu, l'épicier apparaître derrière elle, la boule et les piques se réveillèrent dans son ventre, comme s'il s'approchait du vide, sans savoir quoi faire. Jeanne explosa le silence par son bonjour, le gris par son sourire, et sa peur par sa seule présence. Elle fila dans la cuisine, et il l'entendit chuchoter avec Antoine. Suzanne s'assit , souriant des yeux, le reste de son visage ne bougeait pas. Petit ventre dodu lui tendit une main toute ronde, et fila lui aussi en cuisine avec un sac entier de courses. Il était midi quinze.
Suzanne se débarrassait de son manteau à présent, sans un mot. Paul se détendit. Elle sortit de son sac une photo, la regarda longuement et la glissa dans une poche de sa veste. Paul ne lui posa aucune question. Il souriait à présent, aux odeurs qui traversaient le bar, à l'inconnu, à cette semaine blanche, à eux qui l'emportaient dans leur tourbillon.
Antoine cria de la cuisine que c'était prêt , Jeanne apparut avec un immense plat recouvert de confit de canard, suivie d'un plat de frites maison porté par les mains d'Antoine. Une fois les plats posés, ils s'assirent , Jeanne entre Paul et Suzanne, Antoine en face de Jeanne, et Petit ventre dodu à côté de lui. Jeanne se mit à les servir, encouragé par Antoine qui vantait les produits de son sud-ouest natal. Les frites maisons, fines, dorées, croustillantes, fondaient dans leurs bouches, le confit s'avérait réconfortant, léger. Plus un mot, ils dégustaient le moment, unis par les saveurs.
Jeanne ouvrit le bal, en assénant un "la vie quoi", trois mots qui sortis de sa bouche les éclaboussaient tous d'une urgence qu'ils ignoraient. Elle était la plus jeune et la plus vieille. Paul se jeta dans le vide en se demandant à haute voix comment Suzanne les avait réunis, comment elle l'avait retrouvé. Suzanne ne répondit pas. Paul n'insista pas, mais Jeanne lui répondit : "elle nous -chazame-, elle nous vole nos âmes, leur met de la couleur, et nous les rend". Antoine ne disait mot, la dévorant de ses grands yeux noirs. Jeanne rajouta, "et parfois elle les fait se croiser". Ce fut Petit ventre dodu, qui trancha les non-dits, et lui demanda, pourquoi cette semaine de vacances, pour changer de vie? Paul lui demanda son prénom. Il s'appelait Roland, comme Roland de Roncevaux, ajouta-t-il. Il déclencha une salve de sourires, mais expliqua le plus sérieusement possible que sa mère était une fan absolue de Roland de Roncevaux, et qu'elle espérait encore trouver quelqu'un qui lui ressemble. Paul se demandait comment il avait atterri dans ce monde parallèle, ou même l'épicier du coin semblait vivre une vie plus palpitante que la sienne. Puis il lui expliqua que c'était Suzanne qu'il l'avait invité, ce qui sous entendait qu'elle lui avait déjà parlé de lui.
Tous les yeux était tournés, inquiets vers Paul, qui finalement éclata de rire, en disant qu'ils avaient tous été "chazamés " par Suzanne. Jeanne leva son verre à Suzanne, aux âmes, à la vie. Le conseil pouvait commencer.
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Les Fleurs poussent aussi sous le béton
Ficción GeneralPaul s'était assis près de la cheminée. Il était au spectacle. Il revoyait le livre, les morts, Suzanne et ses gilets, Antoine et ses yeux à l'aguet, Jeanne qui balançait des claques de vie, le bar, le salon de thé, il mélangeait les tapas, la c...