Chapitre 17

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Le calme régnait, Paul regardait par la fenêtre la pluie tomber, entre deux dossiers.

Il n'entendit pas Jean s'approcher. Il avançait comme un serpent, glissait sur la moquette, et apparaissait subitement, sa tête relevée , heureux de la peur sur le visage de la personne qu'il surprenait. Paul sursauta, son estomac se noua, il le fixait. Il décida de l'imiter, pas un mot sur le déjeuner du midi, ni le bureau. Jean fixait le bureau, les lèvres pincées. Le bureau n' avait jamais bougé.

Il regarda la moquette, comme pour vérifier qu'il n'avait ni pieds ni jambes, et en conclu sûrement que c'était son œuvre. Son jouet déraillait, il ne fallait pas le casser, il en avait besoin, pour faire son travail, et lui permettre de rien faire, si ce n'est le regarder travailler. Il était vif, brillant, lisait les dossiers plus vite que tout les autres.

Paul lui lança un "Vous partez? " suicidaire, plein d'espoir, qui contenait sa peur enfantine devant ce petit chef qui était le centre de sa vie depuis quinze ans, son pansement, celui qui lui permettait de ne pas penser, de se concentrer sur ses mesquineries, sa supériorité, sa petitesse, sa routine, et oublier tout le reste, sa morte vie, sa tristesse enfouie, son passé rayé, ses souvenirs balayés.

Jean fut rassuré, il n'avait bien sûr pas perçu tout ce que cachait ces deux mots.

Il jouissait de sentir son inquiétude, de voir les joues un peu plus roses de Paul, Il devinait ses mains moites, les petits coups de couteau dans son estomac à son apparition, son jouet déraillait mais sa télécommande fonctionnait encore.

Paul perçut son soulagement, lui souhaita une bonne soirée, se remit à travailler. Jean ne répondit pas, il ne répondait jamais, et serpenta vers le couloir, sans un regard pour Constance.

Constance qui n avait q'une moitié de bureau collée à un mur du couloir, était exposée aux yeux de tous, ne bougeait pas, jolie poupée posée, exposée. Paul réalisa qu'elle passait ses journées entières face à Jean qui se laissait observer. Constance était arrivée cinq auparavant . Elle avait remplacé Guilaine, une dame de cinquante ans, belle, qui avait été dévorée par Jean.

Elle avait perdu son mari, ses enfants, son travail, pour deux heures avec Jean. il avait pris ces deux heures, et était rentré chez lui, tranquillement, rassasié, satisfait, fier de lui, après avoir attendu plusieurs années ce moment. Il avait attendu qu'elle se jette dans des bras, l'avait laissé rêver, imaginer, sans un mot, sans une invitation, jamais.

Elle le croyait amoureux, elle pensait qu'il n'osait pas, il l'avait ignorée, jetée, il n'y avait pas d'histoire. Guilaine n'était jamais reparue. Et Constance l'avait remplacée, choisie, élue par Jean, posée au même bureau, face à lui. Elle était toujours là.

Paul finit de régler un énième cas de divorce, se leva, regarda par la fenêtre, l'ouvrit et se pencha. Il apercevait le petit bar d'Antoine, sa guirlande de bouteilles, une odeur de marrons chauds montait, la pluie se calmait.

Il se leva et sortit dans le couloir, Constance ne se retourna pas , il s'approcha, ses mains tremblaient légèrement, elle tapotait son clavier nerveusement, poupée détraquée en fin de journée, elle toussota en entendant ses pas.

Elle le pensait ami avec Jean, elle n'avait jamais été invitée à boire le café avec eux, elle arrivait avant eux et partait en dernier.

Il voyait son visage dans le reflet de l'écran, son maquillage s'était un peu fait la male, son regard ne brillait plus, fin de la journée, game over, Jean était parti encore une fois sans elle, après avoir été agréable à sa façon toute la journée, pour qu'elle le serve au mieux.

Constance avait encore espéré, elle était plus jeune que la précédente, célibataire, et deperissait pourtant chaque jour un peu plus. Il lui souhaita bonne soirée, ne sachant pas quoi lui dire, ni dans quel ordre. Pour Constance , il était beau, supérieur à elle, et le plus proche de Jean, elle en avait donc peur. Il pensait à Jeanne, qui avait à peu près le même âge , elle servait des clients tous les jours, elle était gaie, assortie aux fleurs du restaurant, Constance était assortie à la moquette.

La rue s'animait, peuplée de gens qui rentraient chez eux, commençait à repérer des cadeaux, les klaxons répondaient au bruit des moteurs.
Paul se souvint que ce qui le rassurait dans le village haut perché de sa grand-mère c'était le silence feutré de la nuit, les bruits absorbés, et surtout l'immobilité des montagnes, géantes de pierre immuables. Elles ne bougeaient pas, ne tremblaient pas.
Comment avait-il pu oublier cette plénitude qui l'envahissait chaque jour à leur vue.Comment pouvait il se passer d'elles depuis quinze ans.

Constance s'était elle aussi sûrement oubliée, Antoine , Jeanne, Suzanne, Marianne non.

Ils se sentait aimantés par eux, et il avait envie de les retrouver, comme on retrouve le soir un père, un frère.

Ils n'étaient rien de tout ça, mais il sortit et ne voyant personne sur le banc de Suzanne, se dirigea vers le bar d'Antoine.

Il regardait les passants qui regardaient les vitrines.

Il voyait leur regard rêveur, espérant un cadeau, imaginant la réaction de celui à qui ils l'offriraient.

C'était juste Noël, deux jours à passer, puis le soulagement que ce soit fini, sans cadeaux, sans sapin, sans non dit, sans tendresse, sans tension, sans espoir, deux jours hors du temps.

Il était toujours celui qui restait le vingt quatre, et était là le plus tôt le vingt six.

Pourtant, ce soir, il s'approcha des vitrines, les écouta chuchoter, rêver, espérer.

Une pensée saugrenue lui vint, acheter un cadeau.

Il avait peut être juste envie d'avoir à faire un cadeau, envie d'être comme tout les autres, s'inventer une famille, rentrer dans un magasin, choisir, et ressortir heureux les bras chargés de paquets, être le fils de quelqu'un.

Il continua à marcher doucement dans la rue, comme à chaque fois qu'il se laissait aller ses talons se levaient, démarche étrange qui jurait avec son allure.

Il passa devant le restaurant, Jeanne rangeait la terrasse, sourire aux lèvres.
Elle l'aperçut , planta ses yeux gris dans les siens, et lui demanda si il avait survécu au retour au bureau.

Il la regardait, elle suintait la joie.
Il lui répondit que oui , il avait survécu. Il la remercia de lui avoir fait découvrir le café gourmand, ne la remercia pas pour l'étincelle dans ses yeux, pensant qu'elle allait le prendre pour un fou.
Pourtant elle lui répondit que ses yeux étaient plus gais qu'à midi.

Les yeux gris captaient ses émotions, l'envoyaient dans la vie, la vraie.

Paul lui expliqua rapidement, comme si c'était totalement incongru, qu'il allait au bar d'Antoine vers dix neuf heures.

Elle ne fut pas étonnée, elle connaissait Antoine.

Ils se connaissaient tous, comment apparaissaient-ils tous dans sa vie.
Il ne lui demanda pas si elle connaissait Suzanne, de peur de la réponse.

Les yeux gris lui lancèrent un "on va se revoir" qui le perturba encore plus.

Il fila vers son appartement, pour se changer.

Jeanne les yeux gris, Antoine, Suzanne, se connaissaient.
Suzanne veillait sur lui, à la demande de son père, mais depuis combien de temps, pourquoi les voyaient ils tous tout à coup.











































Les Fleurs poussent aussi sous le bétonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant